Les changements de position de Donald Trump sur la guerre en Ukraine n'en finissent plus d'étourdir les Européens. En un peu plus d'une semaine, les diplomates du Vieux Continent ont assisté, médusés, à plusieurs volte-face du président américain, qui se sont terminés par l'imposition de sanctions surprises à l'encontre de la Russie, mercredi 22 octobre.
Tout commence quasiment une semaine avant, le 16 octobre. Après un échange téléphonique, qualifié de "grand progrès" entre le chef d'Etat américain et son homologue russe, Vladimir Poutine, les deux hommes conviennent de se retrouver pour un sommet à Budapest (Hongrie) dans les semaines qui viennent.
La situation se tend quelques jours plus tard. Le Financial Times fait état d'échanges musclés entre Donald Trump et le président ukrainien lors d'une nouvelle visite officielle à Washington (Etats-Unis). Le président américain rejette les demandes ukrainiennes de missiles Tomahawk et suggère que Kiev donne la totalité du Donbass à la Russie en cas de cessez-le-feu, soit exactement ce que demande Moscou. Les Européens, qui s'étaient rendus à la Maison Blanche en compagnie du président ukrainien, fin août, pensaient avoir pourtant ramené Donald Trump de leur côté. Fin septembre, il avait même estimé que l'Ukraine pouvait "regagner son territoire".
Donald Trump "n'est pas guidé par le souci de faire la paix"
Mais le vent semble avoir encore tourné à Washington. Le président américain a finalement reporté mardi sa rencontre avec Vladimir Poutine, sans fixer de nouvelle échéance, affirmant ne pas vouloir "perdre de temps". Le lendemain, la Maison Blanche a annoncé des sanctions contre deux compagnies pétrolières russes. Une première depuis le retour au pouvoir du milliardaire républicain en janvier. De quoi rendre la stratégie américaine vis-à-vis de l'Ukraine et de la Russie toujours plus illisible. "Le président Trump est une espèce de culbuto", commentait, un brin désabusé, Jean-Yves Le Drian sur franceinfo mercredi.
Les va-et-vient incessants du président ultraconservateur sur la question ukrainienne interrogent, de fait, sur les objectifs des Etats-Unis en Ukraine. Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du centre Russie-NEI de l'Institut français des relations internationales (Ifri), estime que "deux fondamentaux" caractérisent les choix politiques de Donald Trump : "En premier lieu, il souhaite que les combats s'arrêtent, il ne comprend même pas comment on peut encore faire la guerre. Ensuite, il ne veut pas que les Etats-Unis payent pour un conflit qu'il considère comme non lié à son pays."
En découle, notamment, le choix américain d'arrêter les livraisons d'aide militaire, préférant un système où les Européens achètent de l'armement à Washington pour l'Ukraine, via l'Otan. La personnalité du chef d'Etat américain est aussi un facteur explicatif de ces revirements. "Il faut comprendre qu'il n'est pas guidé par le souci de faire la paix, mais par celui de dominer l'agenda politique et médiatique en permanence", analyse le géopoliticien Cyrille Bret, enseignant à Sciences Po Paris et chercheur associé à l'Institut Jacques-Delors.
"Ces retournements affaiblissent l'Ukraine"
Si l'Ukraine a décroché une victoire diplomatique avec la mise en place de sanctions, "il faut s'attendre à d'autres volte-face, même si Donald Trump ne les voit pas comme ça, prédit de son côté Tara Varma, directrice du bureau de Paris de l'European Council on Foreign Relations (ECFR). Malheureusement, l'Ukraine est dans une situation très dure qui ne bougera pas, parce que le président américain croit que son homologue ukrainien est en partie responsable de la situation."
Une réalité particulièrement inconfortable pour Volodymyr Zelensky, qui garde en tête l'humiliation dans le Bureau ovale diffusée en mondovision face Donald Trump et son vice-président, J.D. Vance, en mars dernier. Les relations entre les deux hommes se sont améliorées depuis, notamment "parce que le président ukrainien a su flatter Donald Trump, l'amadouer en signant un deal sur les terres rares, tout en ne dérogeant pas à ses principes", souligne Tatiana Kastouéva-Jean. La venue à Washington des dirigeants européens et du chef d'Etat ukrainien, à la fin de l'été, a également aidé. Mais la relation n'est jamais à l'abri d'une nouvelle dégradation.
L'Ukraine joue gros. Si les Etats-Unis ne donnent désormais plus d'aide militaire directe, le pays reçoit encore des armes dont l'envoi avait été décidé par l'administration de Joe Biden, un temps gelé par Donald Trump. L'Ukraine est également très dépendante du partage d'intelligence des services de renseignement américains. "Tout effort de guerre nécessite de la visibilité à long terme. Donc ces retournements affaiblissent l'Ukraine", rappelle Cyrille Bret.
L'Europe doit pallier le désengagement américain
Les atermoiements américains rappellent une autre vérité : la guerre en Ukraine a beau être existentielle pour les Européens, elle ne l'est pas pour Donald Trump, qui n'est "absolument pas préoccupé par le destin de l'Ukraine ou la sécurité européenne", analyse Tatiana Kastouéva-Jean.
"On observe une tendance très claire : un désengagement américain, entamé d'ailleurs avant Donald Trump. Ce constat a été très choquant et perturbant pour les dirigeants européens, mais c'est aussi une forme de clarification."
Tara Varmadirectrice du bureau de Paris du European Council on Foreign Relations
Ces dernières années, l'Europe a beaucoup avancé sur sa propre sécurité, même si le découplage avec les intérêts stratégiques des Etats-Unis prendra du temps. En début d'année, la Commission européenne a présenté un plan visant à "réarmer l'UE", pour un montant de 800 milliards d'euros. Les 27 Etats membres ont même procédé à l'achat d'armes en commun, une première, tout en continuant d'aider l'Ukraine.
L'utilisation du dispositif de Facilité européenne pour la paix a ainsi permis de lui fournir des armes sans changer les traités, tandis que l'UE a adopté pas moins de 19 paquets de sanctions contre la Russie. Depuis le début du conflit en février 2022, plus 177 milliards de dollars d'aide ont été fournis par l'Europe (l'UE, ainsi que le Royaume-Uni et la Norvège) à l'Ukraine, selon les données compilées par le Kiel Institute, contre 115 milliards d'euros pour les Etats-Unis. Depuis début 2025, les Européens ont même presque totalement compensé le tarissement de l'aide américaine.
Faire des concessions et éviter la division
Une question trotte encore dans la tête des dirigeants du Vieux Contient : l'Europe peut-elle faire complètement sans les Etats-Unis en cas de négociations de paix ? "Nous sommes dans le brouillard, il faut se préparer à cette éventualité", répond Tara Varma, experte de la politique étrangère européenne. "Ce qui est certain, c'est qu'un processus de paix avec Washington à bord donne beaucoup plus de leviers, de crédibilité et de garanties de sécurité", ajoute Tatiana Kastouéva-Jean.
"Les efforts des Européens ne sont pas encore suffisants pour arrêter les chars russes, mais ils le sont pour faire passer l'UE d'un statut de bloc commercial qui fait de la diplomatie à celui de superpuissance géopolitique."
Cyrille Bret, géopoliticien et chercheur associé à l’institut Jacques-Delorsà franceinfo
En attendant d'être totalement indépendants, les Européens naviguent donc sur une ligne de crête. "Il faut à la fois faire des concessions, mais également ne rien céder sur le fond, ce qui marche assez bien pour l'instant, même si c'est parfois au prix d'une certaine humiliation, comme sur la question des droits de douane", souligne Tatiana Kastouéva-Jean. Les principaux dirigeants des pays de l'UE ont ainsi rappelé mardi dans un communiqué, en réponse à Donald Trump, leur attachement "au principe que les frontières internationales ne doivent pas être modifiées par la force", en ligne avec la position ukrainienne.
Face à Donald Trump, les Européens "doivent continuer d'être à la fois dans un rapport de force et dans un rapport de séduction. Ce sera payant à moyen terme, notamment sur la fin de son mandat", estime Cyrille Bret. Tara Varma recommande de son côté à l'UE de "se positionner comme un phare du multilatéralisme et de travailler davantage avec les alliés asiatiques", tout en "intégrant que l'on a désormais des objectifs différents avec les Etats-Unis, que l'on peut parfois partager". Il faut "saisir les opportunités quand il y en a", résume Tatiana Kastouéva-Jean.
Le reste de l'histoire dépendra, comme toujours, de l'unité des Européens. Les discussions sur l'utilisation des avoirs russes gelés, une manne financière cruciale pour l'Ukraine, ont achoppé jeudi lors d'un Conseil européen à Bruxelles. En face, Vladimir Poutine, qui mène une guerre hybride aux pays de l'UE, ne dévie pas de sa ligne. "Il estime qu'il a le temps et fait encore le pari que l'Ukraine va s'effondrer à un moment, et que les Européens vont se diviser", rappelle Tatiana Kastouéva-Jean.