Réarmement de l'Europe : on vous explique le débat autour du grand emprunt européen voulu par la France et d'autres Etats
Un pot commun européen pour acheter des armes ? Alors que la Russie fait planer de nouvelles menaces aux limites de l'Union européenne, le débat sur un emprunt commun aux Vingt-Sept pour financer le réarmement du Vieux Continent refait surface. Le président français Emmanuel Macron s'est dit "convaincu" de la nécessité d'un tel mécanisme conjoint face au "mur de la dette", à l'issue d'un sommet européen, jeudi 20 mars. Avant de convenir que le thème, "aujourd'hui", n'était "pas du tout consensuel". Le président du Conseil européen, Antonio Costa, a pour sa part rappelé, dans un entretien à l'AFP mardi, que "la menace à laquelle on fait face nous concerne tous". Et ce, "même si les voisins de la Russie sont plus concernés, cela va de soi".
Une idée qui fait son chemin, y compris en Allemagne
Plusieurs pays du Sud, Madrid en tête, sont notoirement favorables au grand emprunt défendu de longue date par la France. "Je pense que nous devons également discuter sérieusement de la possibilité d'une facilité commune d'emprunt qui offrirait des subventions aux Etats membres", a également estimé le Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, à Bruxelles. Plusieurs pays dits "frugaux", comme le Danemark et la Suède, semblent plus sensibles aux nouveaux enjeux de défense. La Finlande et les pays baltes, situés près de la Russie, sont prêts à étudier toutes les pistes de financement, ainsi que la Pologne, qui consacre déjà une part importante de son budget à la défense.
Le Premier ministre néerlandais, Dick Schoof, a lui réitéré l'opposition de son pays à toute mutualisation de la dette : "La position des Pays-Bas, c'est que nous sommes contre." Mais l'initiative dépend surtout de l'attitude de l'Allemagne, dont le chancelier, Olaf Scholz, avait toujours opposé une fin de non-recevoir jusqu'ici. Son départ prochain pourrait donner une seconde chance à cette initiative. En effet, son successeur, Friedrich Merz, semble moins catégorique. "Je suis ouvert à tout débat sur les ressources, mais je refuse que nous ne parlions que d'argent", a-t-il déclaré lors d'une table ronde à Munich, en février.
Manfred Weber, issu de la CDU allemande et président du Parti populaire européen, quant à lui, a estimé sur Euronews que l'UE devrait "économiser beaucoup d'argent" en "achetant ensemble" dans le secteur de la défense. "Il n'aurait jamais défendu cette position en ayant l'impression d'une ligne rouge pour son chancelier, analyse Pierre Haroche, spécialiste des questions internationales et chercheur associé "Défense" à l'Institut Jacques-Delors. C'est tout de même un signal positif".
Connue pour son instransigeance budgétaire, l'Allemagne vient d'annoncer un plan pour débloquer des milliards d'euros pour la défense. Un choc d'investissement à la mesure de la déflagration provoquée par le désengagement de Donald Trump vis-à-vis des Européens. Le Parlement, pour ce faire, a dû lever plusieurs obstacles constitutionnels. "Ils pourraient également être plus coulants au niveau européen, et ont même intérêt à l'être", analyse Pierre Haroche, car cela leur éviterait de devoir supporter une charge excessive. En effet, un emprunt commun engagerait tous les Etats au prorata de leur pourcentage dans l'UE, plaçant les 27 Etats membres devant leurs responsabilités.
Le chancelier élu s'est entretenu pendant près de trois heures avec Emmanuel Macron, mardi soir à Berlin.
"On peut supposer que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, est attentive à l'évolution de ce débat. Si elle estime qu'il y a un feu vert, elle pourrait en remettre une couche et accélérer."
Pierre Haroche, spécialiste des questions internationales et chercheur associé à l'Institut Jacques-Delorsà franceinfo
Une discussion entre Angela Merkel et Emmanuel Macron avait déjà débloqué la situation, pendant le Covid-19, à l'époque des discussions pour financer la relance. La Commission avait emboîté le pas, avant de parvenir à un emprunt commun de près de 800 milliards d'euros pour son plan de relance post-pandémie "Next Generation EU", en 2021.
Des modalités qui restent à définir
Ce montant avait permis d'accorder des subventions et des prêts aux Etats membres. En ce qui concerne la défense, la Commission européenne pourrait emprunter de l'argent sur les marchés et financer des projets ou directement les Etats en appliquant des clés de répartition, par exemple en fonction des besoins ou de la taille du pays. Mais "cette fois, nous sommes dans une logique où il faudra se mettre en état de marche assez rapidement, sur une question très stratégique", insiste Pierre Haroche, évoquant plusieurs scénarios. L'un d'eux serait de verser des subventions aux Etats membres, mais également de financer des instruments de soutien aux acquisitions conjointes et à l'augmentation de capacité de production.
"Un dernier volet possible, le plus novateur, serait de constituer un fonds d'achat d'armes" au niveau européen, sur le modèle de l'achat groupé des vaccins contre le Covid-19, poursuit le chercheur. "L'argent pourrait être dépensé par l'Agence européenne de défense, soutenue par des administrations nationales." En clair, confier un mandat à l'Union européenne pour acheter des armes, plutôt que d'inciter ses membres à le faire, sans assurance d'obtenir le résultat souhaité. Cette "centrale d'achat" pourrait fonctionner avec les consommables, explique le chercheur, citant les munitions, les missiles et le système de défense, les drones... "Cela n'a pas beaucoup de sens d'attendre que les Etats membres arrivent à remplir le Caddie, après une coordination longue et laborieuse."
Un emprunt qui pourrait encore alourdir la dette
Cet emprunt conjoint, s'il existe un jour, nécessitera d'être remboursé. Ce qui suppose, pour l'UE, de trouver de nouvelles ressources fiscales. Et ce, alors que les Etats membres devront déjà rembourser le plan de relance Covid, à hauteur de 20 milliards d'euros par an dès 2028, pendant trente ans. "A partir du moment où vous avez considéré qu'il existe un problème existentiel, il s'agit simplement d'un problème purement technique, évacue Pierre Haroche. Je pense que les obstacles, aujourd'hui, sont davantage bureaucratiques que politiques. Par exemple au niveau des administrations nationales qui passent les commandes, et chez qui il peut y avoir une grande réticence. C'est pourquoi il faut politiser ce débat au maximum."
Ces débats, à ce stade, paraissent encore prématurés. Début mars, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, avait déjà dévoilé un plan "ReArm Europe" de 800 milliards d'euros, aux contours essentiellement théoriques. Il repose en grande partie (650 milliards) sur les dépenses potentielles des Etats membres, en échange de règles assouplies de contrôle budgétaire. Il comprend également 150 milliards d'euros de prêts à taux réduit, dans la cadre du programme "Safe".
"Le problème, c'est que certains Etats peuvent déjà emprunter à des taux plus avantageux, donc ça ne change rien pour eux", explique Pierre Haroche, citant l'exemple des Pays-Bas. Les autres pays qui empruntent à des taux plus élevés, eux, n'auront pas nécessairement envie d'accroître encore leur niveau d'endettement. "Même si la Commission promet de fermer les yeux, ils risqueront en effet d'être sanctionnés sur les marchés financiers." Couper dans l'investissement ou les dépenses sociales pour financer l'effort militaire, par ailleurs, risque de susciter la colère des opinions publiques.
Un Livre blanc sur la défense, comportant sept points, a été présenté mercredi pour détailler les projets de la Commission. Ce "n'est qu'une première étape, a appuyé la Première ministre lettonne, Evika Silina, sans doute consciente des limites de "ReArm Europe". Nous sommes ouverts à d'autres discussions sur la manière dont nous pouvons trouver encore plus de fonds."