Guerre en Ukraine : pourquoi Donald Trump est-il si conciliant avec Vladimir Poutine ?
Le contraste est net, limpide dans les paroles de Donald Trump. Mi-février, face à des journalistes, le président américain blâmait la responsabilité de Kiev pour le début de la guerre, pourtant provoquée par une invasion russe à grande échelle. "Vous n'auriez jamais dû la commencer", clame-t-il à tort, avant de qualifier son homologue ukrainien, Volodymyr Zelensky, de "dictateur sans élections". N'est-ce pas plutôt l'autocrate russe Vladimir Poutine qui est un dictateur ? Quand on lui pose la question dans le Bureau ovale, quelques jours plus tard, le chef d'Etat populiste botte en touche : "Je n'utilise pas ces mots à la légère. (...) Nous allons voir comment tout cela va se passer."
Une rupture claire après trois années d'offensive russe et de soutien américain sans ambiguïté à l'Ukraine. Depuis son retour à la Maison Blanche, le 20 janvier, Donald Trump a repris contact par téléphone avec Vladimir Poutine, eu un échange extrêmement tendu avec Volodymyr Zelensky et mis brièvement en pause l'aide militaire américaine à l'Ukraine, avant une proposition de trêve acceptée par Kiev. Le président des Etats-Unis a évoqué, vendredi 14 mars, "des discussions productives et très bonnes" avec son homologue russe, à l'heure où ce dernier se dit "pour" un cessez-le-feu de 30 jours, tout en évoquant "des questions importantes" à régler. A Washington, l'heure n'est plus aux condamnations de l'agression russe, mais au dialogue, volontiers conciliant.
Des intérêts économiques et politiques
Donald Trump l'avait martelé au fil de sa campagne : réélu, il mettrait fin à la guerre en Ukraine "en 24 heures", sans jamais préciser comment. Une promesse électorale devenue priorité pour le 47e président des Etats-Unis, souvent critique du soutien financier et militaire apporté à Kiev. "Il considère qu'il s'agit d'un conflit inutile et qui coûte cher aux Etats-Unis", souligne la politologue Sasha de Vogel, directrice associée du laboratoire sur les politiques autoritaires à l'université de Caroline du Nord.
Le républicain répète d'ailleurs une fausse information pour appuyer ses propos, selon laquelle les Etats-Unis auraient versé 350 milliards de dollars en trois ans à Kiev. En réalité, l'aide de Washington s'élève à 114 milliards d'euros, d'après l'Ukraine Support Tracker.
"Il veut être la personne responsable de la fin de la guerre. Il veut ce genre de réussite."
Sasha de Vogel, politologueà franceinfo
D'autres intérêts, économiques, se dessinent derrière le dialogue renoué avec Moscou. Lors d'une rencontre russo-américaine en Arabie saoudite, le chef de la diplomatie américaine, Marco Rubio, a évoqué "les incroyables possibilités de partenariat avec les Russes", rapporte le New York Times. Parmi elles, des projets énergétiques en Arctique, selon le négociateur russe Kirill Dmitriev. "Je pense que des investissements conjoints entre la Russie et les Etats-Unis sont désormais plus probables", a-t-il glissé à Politico après cette réunion.
A l'image d'Elon Musk, "les barons des Big Tech sont très présents dans cette administration", ajoute Maud Quessard, spécialiste de la politique étrangère américaine. "La Russie est une puissance avec des richesses, des ressources intéressantes pour les grandes entreprises de la tech", souligne la chercheuse à l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM), ce qui constitue un "intérêt évident" dans les échanges avec Moscou. D'autres experts voient un dessein différent dans cette reprise de contacts avec le Kremlin : déliter les liens entre la Russie et la Chine.
Un regard envieux sur le pouvoir russe
Autant de stratégies qui font fi des crimes de guerre russes en Ukraine, des multiples violations des droits de l'homme en Russie et du mépris de Vladimir Poutine pour la démocratie. Donald Trump est bien celui qui avait qualifié de "génie" les manœuvres du Kremlin, deux jours avant les débuts de l'offensive russe en Ukraine. "Donald Trump a très peu d'estime pour l'Etat de droit. Il n'est pas un fervent défenseur de la démocratie", souligne Sasha de Vogel.
"Il voit Poutine comme un leader qui a le pouvoir de décider en Russie, qui contrôle tout. Un leader qui n'a pas à se soucier du consensus démocratique, des violations des droits de l'homme. Donald Trump veut ce pouvoir."
Sasha de Vogel, politologueà franceinfo
Une analyse confirmée par le journaliste Régis Genté, auteur de Notre homme à Washington, Trump dans la main des Russes (éd. Grasset). Dans son livre, le spécialiste de l'Europe de l'Est et de l'Asie centrale relate les premières rencontres entre Donald Trump et Vladimir Poutine. Lors du sommet du G20 à Hambourg (Allemagne), en 2017, le président républicain s'était entretenu à huis clos avec son homologue russe, n'acceptant que la présence d'un interprète. Il avait ensuite quitté sa place lors du dîner de gala pour poursuivre l'échange avec le chef du Kremlin.
Les deux hommes se retrouvent un an plus tard à Helsinki (Finlande). "Face à Poutine, Trump plie sur tous les sujets" lors d'une conférence de presse commune, écrit Régis Genté. Il rejette à nouveau l'enquête sur les interférences russes dans la campagne présidentielle de 2016 aux Etats-Unis, et donne raison à l'autocrate à ses côtés. "Le président Poutine dit que ce n'est pas la Russie. Je ne vois pas pourquoi ça le serait", déclare le président des Etats-Unis, habitué des compliments aux dirigeants autoritaires.
"Nous savons que Donald Trump nourrit une certaine fascination pour Vladimir Poutine, pour l'homme. Je les vois tous les deux comme de pures bêtes de pouvoir."
Régis Genté, journalisteà franceinfo
A Washington, le dirigeant populiste voit le leader russe comme une forme de modèle, "et se poutinise dans sa manière de communiquer, de décider", ajoute Régis Genté. Le journaliste observe un "usage de la force dans la pratique politique" qui s'inspire dangereusement de certaines pratiques russes. Renforcement du pouvoir exécutif, proches au cœur de l'administration, supposés "ennemis de l'intérieur"... Une "poutinisation" de la politique s'opère aux Etats-Unis, relève Le Monde.
Des points communs idéologiques
Un glissement qui se remarque aussi dans la politique étrangère de Donald Trump. L'appel du président américain à Vladimir Poutine, le 12 février, traduit une vieille conviction du leader républicain : l'idée selon laquelle la diplomatie se joue dans la cour des grands, entre de grandes puissances et les supposés "hommes forts" à leur tête. Selon cette ligne, "les grands pays doivent décider et les autres s'exécuter", expliquait récemment Ulrich Bounat, spécialiste de la guerre en Ukraine, à franceinfo. Maud Quessard voit dans les discours expansionnistes de l'Américain un certain parallèle avec la vision impérialiste de Vladimir Poutine.
"Là où il se rejoignent, c'est quand Donald Trump a des velléités d'annexion du Canada ou du Groenland. Dans ces discours, il coche les cases d'un néoimpérialisme prédateur."
Maud Quessard, spécialiste de la politique étrangère américaineà franceinfo
Le populiste américain et l'autocrate russe partagent en outre des convictions masculinistes et une même volonté politique : lancer une offensive ultraconservatrice dans leurs pays respectifs. "Vladimir Poutine et Donald Trump sont des populistes. Pour l'un comme pour l'autre, l'appel au conservatisme est une stratégie visant à acquérir et à garder du pouvoir et de la légitimité", analyse Alexandra Novitskaya, professeure d'études sur le genre à l'université du Maryland, comté de Baltimore. La chercheuse pointe un ressort similaire dans le conservatisme des deux hommes : une promesse populiste de "restaurer la grandeur du pays", en faisant référence à un passé idéalisé.
"Ils ont puisé dans le même réservoir d'idées conservatrices qui accompagnent les politiques autoritaires. Poutine et Trump ont en commun d'être arrivés au conservatisme pour des raisons stratégiques."
Alexandra Novitskaya, chercheuse aux Etats-Unisà franceinfo
A Moscou comme à Washington, l'ultraconservatisme s'accompagne de discours, de mesures visant les droits des femmes et des personnes LGBT+. L'interdiction d'une prétendue "propagande sur des relations sexuelles non traditionnelles" en Russie a entraîné "une hausse significative des violences anti-LGBT+", rappelle Alexandra Novitskaya. L'offensive transphobe de Donald Trump et du camp républicain fait craindre les mêmes effets aux Etats-Unis.
Une influence russe à la Maison Blanche ?
Ces rapprochements entre les deux leaders, qu'ils soient stratégiques ou idéologiques, pourraient avoir de très lourdes conséquences. Vladimir Poutine reste en confrontation claire avec les pays occidentaux et cherche à les affaiblir. Le spectre d'une influence russe à Washington, sous la présidence de Donald Trump, devient plus tangible. En quarante ans, le milliardaire américain n'a quasiment jamais "dit quelque chose de désagréable à l'endroit des Soviétiques puis des Russes", écrit Régis Genté.
Son livre décrit l'ampleur des liens qui se sont noués entre Donald Trump et Moscou, et ce depuis près d'un demi-siècle. Un "incroyablement riche réseau de relations d'affaires", notamment avec des membres de la "mafia rouge". "Pour les officiers et responsables de la communauté du renseignement des Etats-Unis, il n'y a aucun doute que Donald Trump a été approché par les services d'espionnage soviétiques puis russes, peut-être 'recruté' ou du moins 'cultivé'", développe le journaliste.
"Il était parfaitement dans la cible : un homme d'affaires pas regardant sur l'argent, avec des pratiques mafieuses, des positionnements politiques anciens et cette vision des relations internationales reposant sur la force."
Régis Genté, journalisteà franceinfo
En 1987, Donald Trump avait été invité à Moscou avec son épouse Ivana Trump. Un voyage discrètement organisé par le KGB alors le New-Yorkais rêve d'une "Trump Tower" à Moscou. A cette époque, "le renseignement russe espère voir quelqu'un qui, à Washington, aille dans le sens des intérêts de Moscou", poursuit Régis Genté. De retour aux Etats-Unis, Donald Trump débourse près de 100 000 dollars pour publier une lettre ouverte dans trois prestigieux journaux américains. Un appel pour que les Etats-Unis "cessent de payer pour défendre des pays qui ont les moyens de se défendre eux-mêmes". Près de quarante ans plus tard, les circonstances ont changé mais le discours reste le même vis-à-vis des pays de l'Otan face à la menace russe.