Kanaky-Nouvelle-Calédonie : « on a vécu quarante ans dans l’illusion que l’État colonial était révolu »
Frédérique Muliava
Ancienne directrice de cabinet du président du Congrès de Nouvelle-Calédonie Roch Wamytan
Quelle est aujourd’hui votre situation judiciaire, après la liberté conditionnelle décidée en juillet 2024 ?
Depuis le 8 mars, les juges ont assoupli cette mesure de liberté conditionnelle, donc je dois pointer au commissariat une fois par mois au lieu de trois fois par semaine, et je peux me déplacer dans l’Hexagone, sans être limitée au Puy-de-Dôme (elle avait été incarcérée à la prison de Riom – NDLR). Brenda Ipeze est dans la même situation.
Ce mardi, vous étiez interrogée par les nouveaux juges nommés après le dépaysement du dossier, en janvier. Quelle a été la teneur des discussions ?
L’interrogatoire a duré dix heures et s’est bien passé. Je ne peux pas en dire plus compte tenu du secret de l’instruction et du fait que les autres vont se poursuivre dans les prochaines semaines. Le premier interrogatoire avait été mené par les juges du tribunal de Nouméa venus à Lyon, le 23 septembre 2024. J’avais pu m’expliquer sur tout ce qui m’est reproché.
Comment se sont déroulés votre arrestation, puis votre transfert en métropole ?
J’ai été arrêtée le 19 juin 2024, à 6 heures du matin, au pied du lit, comme la plupart d’entre nous. Ils ont déployé un gros dispositif policier, dans la maison, la rue et toute la commune du Mont-Dore. Après une heure de perquisition, j’ai été emmenée par la mer à la caserne Meunier, à Nouméa, pour trois jours de garde à vue. J’ai été auditionnée deux ou trois fois par jour. Psychologiquement, c’était très dur. Je ne comprenais pas ce qui se passait.
Le samedi matin, tôt, j’ai été transférée au tribunal de Nouméa, et là j’ai compris que nous étions plusieurs. Après une journée d’attente, nous avons été présentés au juge d’instruction et mis en examen. Quand j’ai pris connaissance des chefs d’accusation, je n’y croyais pas. Encore aujourd’hui, je me dis : qu’est-ce que je fais là ? Ils vont se rendre compte de leur erreur. Je suis encore dans une espèce de rejet…
Devant le juge des libertés, j’ai plaidé ma situation : mère de famille, séparée, avec mes enfants à charge. Finalement, le juge annonce ma détention provisoire. Quand j’entends ce mot, je m’imagine aller au Camp Est, la prison de Nouméa. Et là, il ajoute : « À Riom. » Je lui demande : « Où ? » « Pas loin de Clermont-Ferrand. » Puis tout le dispositif s’emballe.
Je n’ai pas le temps de prévenir mes enfants. Nous sommes tous les sept transférés dans un avion, attachés, sans avoir le droit de parler. Pour aller aux toilettes, la porte devait rester ouverte. Quand on est une femme, dans un avion rempli de militaires, principalement des hommes… C’était très humiliant.
Un transfert aussi rapide, avec une logistique prévue à l’avance, a-t-il selon vous des airs de déportation coloniale ?
Surtout qu’on nous a donné des passeports provisoires pour l’escale aux États-Unis ! Je connais bien ces passeports d’urgence, de par mes anciennes fonctions. Bien évidemment, ce sont des transferts politiques. Toute la manière dont les choses ont été appréhendées par les acteurs de l’État, l’arsenal mis en place, le registre sémantique utilisé depuis le départ témoignent de cette répression politique préméditée.
Que cela révèle-t-il de l’État et de la justice française ?
Cela m’a fait réfléchir sur la séparation des pouvoirs, sur l’État de droit, auxquels je crois profondément. Quand je suis arrivée à la prison de Riom, un cadre m’a annoncé que je serai à l’isolement, alors que le juge à Nouméa m’avait assuré du contraire. La décision venait de sa hiérarchie, qui n’est autre que le garde des Sceaux. Et il me dit avoir été prévenu avant même que je rencontre le juge des libertés. Tous ces indices me font penser que tout était prémédité. Vivre cela en 2024, c’est juste hallucinant. L’État colonial existe toujours. On a simplement vécu quarante ans dans l’illusion que c’était révolu.
Comment votre lutte politique permet-elle de faire avancer la cause indépendantiste, notamment depuis l’année dernière ?
Notre arrestation a rendu visible notre combat et ce qu’il se passe en Kanaky depuis quelques années. Nous avons plaidé auprès de l’ONU, notamment à partir de ce troisième référendum bidon où on nous a volé notre consultation. Malgré les difficultés et la violence, nous respectons depuis des années le jeu de la démocratie formelle. Il y a eu de nombreuses manifestations pacifiques pour avertir du risque de cette énième colonisation de peuplement. C’est notre pays, et on n’a pas envie de le détruire. La revendication indépendantiste kanake ne s’éteindra pas, nous sommes déterminés à accéder à notre souveraineté.
Vous êtes tous militants politiques, vous étiez directrice de cabinet du président du Congrès : pourquoi avez-vous été ainsi ciblés ?
Certaines personnes estiment que l’État craignait que nous ayons la capacité à faire se lever le peuple kanak. C’est très prétentieux alors que j’avais un rôle de « dircab », pas du tout visible. Je n’étais même pas dans l’organisation des marches. Encore aujourd’hui, je ne l’explique pas.
Avant de partir, une dernière chose…
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