Le conflit Israël-Iran, dernier clou planté dans le cercueil de l’ordre mondial

Le 12 octobre 2023, alors qu’Israël et ses alliés sont encore sous le choc des massacres perpétrés quelques jours plus tôt par le Hamas, les États-Unis s'apprêtent à accorder une enveloppe supplémentaire de 14 milliards de dollars à l'État hébreu. 

Interrogé sur la possibilité de conditionner cette aide militaire, le ministre américain à la Défense de l’époque, Lloyd Austin, balaie d'un revers de la main cette éventualité, estimant que l’armée israélienne saura "faire ce qu’il faut" dans sa guerre contre le groupe islamiste soutenu par Téhéran.

Vingt mois plus tard, Israël a rasé Gaza, bombardé de larges portions du Liban, conquis de nouveaux territoires en Syrie, et vient de lancer une attaque directe contre l’Iran, au nom d’un combat qualifié d’"existentiel" contre la République islamique et ses alliés régionaux.

À lire aussiGaza, Liban, Iran... Comment Israël finance ses guerres

Tout au long du conflit à Gaza, les dirigeants ultranationalistes israéliens ont ignoré les preuves croissantes de crimes de guerre commis dans l'enclave palestinienne - preuves qui ont conduit la Cour pénale internationale (CPI) à émettre un mandat d’arrêt contre le Premier ministre Benjamin Netanyahu en novembre dernier.

Des ministres de premier plan ont ouvertement prôné le déplacement forcé de la population gazaoui ainsi que le démantèlement de la Syrie. Le Premier ministre a par ailleurs évoqué dans des entretiens accordés à des médias américains l’éventualité d’un assassinat du guide suprême et d’un changement de régime à Téhéran.

À lire aussiMenacé par Israël, l'inamovible dirigeant iranien Ali Khamenei se bat pour sa survie

Ironie de la situation, cette rhétorique rapproche Israël du ton belliqueux qui caractérise traditionnellement son ennemi juré, l’Iran - à la différence que l'État hébreu possède l’arme nucléaire et une armée capable de mettre ses menaces à exécution.

Selon H. A. Hellyer, chercheur principal au Royal United Services Institute (Rusi) à Londres, cette escalade majeure est "une conséquence naturelle de l’impunité qui règne dans la région depuis deux ans".

"Le fait qu’Israël n’ait subi aucune conséquence pour ses violations répétées du droit international envoie un message clair : s’il décide d’aller plus loin, il le peut", explique-t-il. "Et il sait qu’il peut compter sur les acteurs les plus puissants de la communauté internationale pour ne rien faire - ou pire, pour l’encourager".

"Nouveau Moyen-Orient"

La première conséquence de cette impunité est la souffrance immense infligée aux populations civiles, notamment à Gaza. La campagne militaire israélienne a fait plus de 55 000 morts, selon les autorités sanitaires locales, sans compter les innombrables personnes blessées et déplacées, et rendu ce territoire exigu quasiment inhabitable.

Plus insidieuse, l'autre répercussion majeure a été "l’érosion accélérée de l’ordre international fondé sur des règles, mis en place après la Seconde Guerre mondiale", souligne Karim Émile Bitar, spécialiste du Moyen-Orient à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth et professeur invité à Sciences Po.

"Les événements récents ont porté le coup de grâce au droit international et à ce qu’on appelait encore l’ordre libéral international", affirme le chercheur. "Le message adressé au monde est le suivant : si vous avez la force avec vous, vous pouvez violer toutes les règles, piétiner le droit international et les normes en vigueur depuis 1945, sans jamais être inquiété."

Benjamin Netanyahu a présenté les actions d’Israël comme l’avènement d’un nouveau Moyen-Orient, une expression qui hante la région depuis la guerre d’Irak en 2003, lorsque les États-Unis et leurs alliés ont tenté de remodeler la région avec des conséquences catastrophiques.

"Certains critiques de l’Iran jubilent, y voyant les 'douleurs de l’enfantement' de ce nouveau Moyen-Orient. En réalité, nous sommes dans une spirale de violence, alimentée par un climat d’impunité qui autorise des actes de représailles sans sanction", estime H. A. Hellyer.

"Il n’est pas nécessaire d’être un admirateur du régime iranien, du Hezbollah ou du Hamas pour voir que cette dynamique est profondément déstabilisatrice pour la sécurité régionale, ajoute-t-il. Mais elle a aussi d’énormes conséquences pour l’ordre mondial. Car cela signifie qu’il n’y a plus d’ordre fondé sur des règles, mais bien la loi du plus fort. Et cela devrait nous inquiéter au plus haut point."

Course aux armements

Karim Émile Bitar souligne que peu de personnes dans le monde arabe sunnite "pleureront le sort du régime iranien, à juste titre compte tenu du chaos et de la souffrance engendrés par ses 'proxys' régionaux".

Mais ces pays sont également "alarmés par un Israël de plus en plus débridé, qui — contrairement à l’Iran — a les moyens de rayer des villes entières de la carte, et dont des ministres prônent désormais ouvertement le nettoyage ethnique à Gaza".

Parmi les conséquences possibles, une course aux armements régionale visant à réduire l’écart avec Israël. Dans le cas de l’Iran, plusieurs analystes estiment qu’une poussée vers l’arme nucléaire est désormais probable, soit le résultat exactement opposé au but officiellement affiché par Israël.

À lire aussiLes bombardiers B-2 américains, la menace venue du ciel pour le nucléaire iranien

"L’attaque israélienne rend l’Iran extrêmement vulnérable. Sa dissuasion conventionnelle a échoué, et je pense qu’on verra de plus en plus d’appels internes à se doter de l’arme nucléaire", affirme Daryl Kimball, de l’Arms Control Association aux États-Unis.

Contrairement aux affirmations israéliennes, il souligne que les agences de renseignement occidentales estiment toujours que l’Iran ne cherche pas activement à militariser son programme nucléaire.

Des voix s'élèvent déjà en Iran pour demander un retrait du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), rappelle Daryl Kimball.

"Bombarder l’Iran revient à s’assurer qu’il tentera cent fois plus d’acquérir l’arme nucléaire, car il estimera qu’il n’existe aucun ordre fondé sur des règles, seulement la menace de la force et la destruction mutuelle assurée", juge H. A. Hellyer.

"Légitime défense anticipée"

L’expression "les douleurs de l’enfantement d’un nouveau Moyen-Orient" avait été utilisée en 2006 par Condoleezza Rice, alors cheffe de la diplomatie américaine, pour désigner la guerre entre Israël et le Hezbollah, déjà marquée par le contexte du chaos post-irakien.

"À l’époque, il y avait encore un discours officiel sur la promotion de la démocratie et des droits humains, même s’il servait souvent de prétexte", observe Karim Émile Bitar. "Aujourd’hui, il n’y a même plus cette façade. Nous sommes revenus à une realpolitik bismarckienne, où la force précède le droit, dans un monde dominé par des leaders nationalistes et autoritaires à la Poutine ou Trump."

"Dans ce contexte, les rares personnes qui continuent de défendre le droit international sont vues comme des idéalistes hors sol", déplore le chercheur.

Si l’attaque israélienne contre l’Iran a suscité de nombreuses condamnations à travers le monde, le discours des capitales occidentales est resté ambigu, mettant souvent en avant le droit d’Israël à se défendre avant toute référence au droit international.

Quelques heures après la première vague de frappes, le président français Emmanuel Macron, dont le sommet prévu sur la solution à deux États a été reporté à cause de la guerre, a immédiatement tenu l’Iran pour responsable, ajoutant que la France était prête à défendre Israël si nécessaire.

À lire aussiQue sait-on des installations nucléaires iraniennes visées par Israël ?

Le chancelier allemand Friedrich Merz est allé plus loin en estimant qu’Israël faisait "le sale boulot pour nous tous face au régime iranien". Des propos qui ont provoqué un tollé dans un pays traditionnellement attaché à la voie diplomatique.

Dans une tribune publiée lundi dans le journal britannique The Guardian, Ben Saul, professeur de droit international basé à Sydney, dénonce l’absence de fondement juridique au droit de légitime défense invoqué par Israël dans ce conflit, et les dangers que cela représente.

Il qualifie l’attaque d’Israël contre l’Iran de "nouvel épisode de violence préventive illégale", citant également la récente destruction de bases militaires syriennes, alors que les nouvelles autorités syriennes n’avaient pas attaqué I'État hébreu.

"Le risque d’abus de la légitime défense 'anticipée' est trop élevé, trop dangereux, pour que le monde l’accepte", écrit-il. "De nombreux pays entretiennent des relations hostiles. Autoriser chacun à décider unilatéralement quand frapper l’autre revient à ouvrir la voie au chaos mondial et à la mort injustifiée de milliers d’innocents".

L'ordre mondial déstabilisé

Dans un entretien à Middle East Eye, Richard Dalton, ancien ambassadeur britannique en Iran, rappelait que les précédentes administrations américaines avaient toujours refusé un assaut israélien de grande ampleur contre l’Iran, mais que Netanyahu avait accru son influence sur Washington depuis le retour au pouvoir de Donald Trump.

Selon lui, les autres pays occidentaux se sont montrés "incroyablement passifs face aux agissements d’Israël ces vingt derniers mois". Une position qu’il attribue en partie à leur indifférence croissante au droit international.

"Ils ne prennent même plus en compte les critères juridiques. Ils ne s’interrogent pas sur les conditions qui rendent une frappe préventive légale ou non. Celle d’Israël est une agression illégale. Mais on est prêts à le dire à propos de la Russie, pas d’Israël", assure l'ancien diplomate.

À lire aussiLa guerre Israël-Hamas révélatrice des fractures au sein du monde occidental

Les institutions fondées après la Seconde Guerre mondiale pour préserver un ordre basé sur des règles juridiques n’ont pourtant pas été inactives. Depuis le début de la guerre à Gaza, la Cour pénale internationale et la Cour internationale de justice ont multiplié les procédures : cette dernière a rendu plusieurs décisions en 2024 pour alerter sur un risque de génocide et exiger l’arrêt des opérations israéliennes dans le sud de Gaza.

Mais ces institutions n’ont aucun pouvoir de contrainte si les puissances mondiales refusent de coopérer.

Lorsque la CPI a émis un mandat d’arrêt contre Netanyahu, l’ancien président américain Joe Biden a dénoncé une décision "scandaleuse". Son successeur a pour sa part franchi un cap en émettant un décret autorisant des sanctions contre la CPI, qu’il accuse d’actions illégitimes contre les États-Unis et "leur proche allié Israël".

L’administration Trump s’est également retirée de plusieurs organes de l’ONU et en a réduit considérablement le financement, créant une situation où, selon Brian Brivati, professeur invité à l'université Kingston, un pilier de l’ordre mondial d’après-guerre en attaque un autre.

"Le principal fondateur de l’ONU est désormais en train de saboter l’institution de l’intérieur, en usant de son droit de veto au Conseil de sécurité pour bloquer toute action, tout en l’asphyxiant financièrement", estime Brian Brivati.

"La combinaison d’un État agissant en toute impunité et d’une superpuissance qui neutralise les mécanismes de responsabilité marque un tournant historique. D’autres puissances mondiales, dont la Russie et la Chine, profitent de cette brèche pour s’émanciper de l’ordre occidental", ajoute-t-il.

La désintégration de ce système pourrait avoir des conséquences dramatiques pour la stabilité mondiale, avertit H.A. Hellyer, qui souligne l’importance cruciale de la coopération et du droit international face aux grands défis à venir.

"Il y aura toujours de nouvelles crises et de nouveaux conflits, à commencer par l’urgence climatique", affirme l'expert. "Et pour limiter leurs effets, nous avons besoin du droit international et d’un ordre mondial fondé sur des règles."

Article traduit de l'anglais par Grégoire Sauvage. L'original est à retrouver ici.