REPORTAGE. "On voit surtout les effets négatifs" : à Pittsburgh, les petits commerçants inquiets face aux droits de douane voulus par Donald Trump

Appuyé sur son caddie, Jim inspecte avec attention les dizaines de bouteilles de sauce soja sur l'étagère devant lui. Comme tous les mois, cet habitant de Pittsburgh (Pennsylvanie) est venu faire quelques emplettes au WFH Oriental Market. Nouilles instantanées, sauces pimentées, sacs de riz venus de Thaïlande, de Corée ou du Japon... La quasi-totalité des produits de ce supermarché asiatique est importée. "L'essentiel vient de Chine. Autant dire que si les droits de douane sur les produits chinois augmentent, absolument tous les prix vont finir par grimper...", déplore Ben, manager de la boutique.

Depuis le 4 mars, tous les biens entrant sur le territoire américain en provenance de Chine sont soumis à 10% de droits de douane, lesquels viennent s'ajouter à 10% de taxes mises en place en février. La conséquence d'une guerre commerciale, initiée par Donald Trump, qui vise aussi bien Pékin que le Canada ou l'Union européenne. Un coup dur pour le magasin de Ben, situé dans le Strip District. Dans ce quartier historique de Pittsburgh, épiceries fines et restaurants côtoient d'anciens entrepôts industriels transformés en laboratoires de recherche. Presque tous les commerces de Penn Avenue vendent des produits fabriqués à l'étranger et redoutent de voir leurs ventes affectées par ces nouveaux droits de douane.

"Les gens ne vont pas arrêter d'acheter à manger, mais ils vont moins dépenser."

Ben, manager d'un supermarché asiatique

à franceinfo

Dans le rayon de produits frais du WHF Oriental Market, Grace choisit avec soin une botte de ciboule. "Pour l'instant, les prix n'ont pas augmenté", constate-t-elle, ajustant ses lunettes sur son nez. La trentenaire avoue "ne pas trop regarder" les étiquettes. Mais en cas de hausse, elle prévoit de "comparer les prix avec d'autres magasins asiatiques". "Il n'y en a pas beaucoup à Pittbsurgh… Ça risque d'être partout pareil", s'inquiète-t-elle.

"Ça ne va pas nous affecter du jour au lendemain"

Un peu plus loin, dans la même rue, Tim Piett voit déjà ses clients changer leur manière de consommer. Cet Américain de 60 ans gère une boutique d'accessoires aux couleurs des équipes sportives de la ville. Les maillots jaune et noir célébrant les Steelers et les Pirates recouvrent chaque cm2 des murs, du sol au plafond. "Ces deux dernières semaines, les chiffres sont moins bons que l'année dernière à la même période, évalue-t-il, debout derrière le comptoir de son magasin désert. Il y a moins de gens qui viennent et ils font beaucoup plus attention à ce qu'ils dépensent."

Tim Piett dans sa boutique d'articles de sport à Pittsburgh, en Pennsylvanie (Etats-Unis), le 12 mars 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Tim Piett dans sa boutique d'articles de sport à Pittsburgh, en Pennsylvanie (Etats-Unis), le 12 mars 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Comme les autres magasins de ce type, Yinzers s'approvisionne principalement lors d'une convention pour le merchandising sportif à Las Vegas. "La plupart de nos produits sont fabriqués en Chine : si les tarifs douaniers augmentent, ça va se répercuter sur les prix des fournisseurs et donc sur nous", expose Tim Piett. Ici, tout est vendu deux fois plus cher que le prix d'achat. "Si un tee-shirt passe de 15 à 18 dollars pièce, nous serons obligés de le vendre à 36 dollars", calcule le gérant.

Les commerçants du Strip District n'ont pas tous cette stratégie. "On n'est pas dans ce business pour devenir millionnaire", plaisante Jodi Sander, employée depuis 15 ans chez In The Kitchen, une boutique d'ustensiles de cuisine. "Les gens viennent pour la qualité, pas pour les prix", garantit-elle. Derrière la manageuse, deux clients déambulent entre les assiettes ou les ouvre-bouteilles, "importés à 80% de Chine, d'Inde ou encore du Mexique". "Nous avons déjà absorbé l'inflation ou des hausses de droits de douane par le passé. Je ne pense pas que nous perdrons de la clientèle si ça se reproduit", avance Jodi Sander.

"S'il y a vraiment des hausses des droits de douane, nous essaierons de ne pas le répercuter sur nos prix, mais plutôt de réduire nos marges."

Jodi Sander, gérante d'une boutique d'ustensiles de cuisine

à franceinfo

Bill Sunseri est, lui aussi, prêt à rogner un peu sur ses bénéfices pour réduire l'impact sur ses clients. Dans une certaine mesure. "Réduire ma marge, ça veut dire faire des coupes ailleurs. J'ai 27 employés et je ne peux pas non plus leur faire payer le prix", assure le patron de Pennsylvania Macaroni. A 63 ans, il vient de prendre la tête de cette épicerie italienne, affaire familiale depuis trois générations et véritable institution à Pittsburgh.

Sur les 7 000 références de la boutique, plus de 85% sont importées de l'étranger, par l'intermédiaire de fournisseurs new-yorkais. "Ils sont déjà en alerte" sur la possible hausse des droits de douane, souligne Bill Sunseri, assis derrière un petit comptoir rouge en face des étagères à épices – comme son père avant lui. "Je pense que certains essaient de tirer profit de la situation : ils n'ont pas augmenté les prix, mais ils nous incitent à acheter plus, avant que les nouvelles taxes n'entrent en vigueur", témoigne le patron, observant le flot constant de clients qui arpentent la boutique en quête de parmesan ou d'huile d'olives.

Malgré les inquiétudes sur les droits de douane, certains prix sont pour l'instant en baisse chez "Penn Mac", à Pittsburgh (Pennsylvanie). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Malgré les inquiétudes sur les droits de douane, certains prix sont pour l'instant en baisse chez "Penn Mac", à Pittsburgh (Pennsylvanie). (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Cet ancien négociant n'a pas prévu de céder à la panique. "Admettons qu'il y ait 25% de droits en plus sur les produits alimentaires italiens, ça ne va pas nous affecter du jour au lendemain, assure-t-il. Le temps qu'on épuise nos stocks et qu'on doive acheter ces produits, peut-être que l'inflation aura baissé ou que ces taxes supplémentaires auront été suspendues."

"Le président essaie de mettre tout le monde à égalité"

Les clients de "Penn Mac", comme l'appellent les habitués, n'en sont pas si sûrs. Louise, ancienne salariée dans la finance, vient ici une fois par mois pour "acheter des produits de qualité". "Je ne peux pas faire sans les pâtes fraîches", sourit cette retraitée, avant d'envoyer son mari en chercher "des vertes, aux épinards". A 60 ans, elle a "le luxe de ne pas avoir à se préoccuper des prix". "S'ils augmentent, j'achèterai un peu moins, mais je continuerai de soutenir les commerces locaux comme celui-ci, promet-elle. Mais je suis inquiète pour mes enfants, qui risquent d'être en difficulté si l'économie se dégrade."

"Si" est le mot-clé. Comme tous les habitants et commerçants croisés par franceinfo, Louise et Jodi surveillent les décisions de Donald Trump. D'une semaine sur l'autre, voire d'un jour à l'autre, le président des Etats-Unis menace ses partenaires commerciaux et voisins de taxes supplémentaires, avant de se raviser ou de les suspendre.

Jodi Sander dans sa boutique d'ustensiles de cuisine de Penn Avenue, à Pittsburgh (Pennsylvanie), le 12 mars 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Jodi Sander dans sa boutique d'ustensiles de cuisine de Penn Avenue, à Pittsburgh (Pennsylvanie), le 12 mars 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

"C'est une tactique de négociations", croit savoir Bill Sunseri, qui a voté pour le candidat républicain en novembre. "Le président essaie juste de mettre tout le monde à égalité : le Canada nous fait payer des taxes de 250% sur les produits laitiers !" dénonce le commerçant, reprenant des affirmations inexactes de Donald Trump. En réalité, seules les exportations dépassant un certain quota, rarement dépassé par les producteurs américains, sont taxées à plus de 200% par Ottawa, rapporte Radio Canada.

"On a l'habitude des hauts et des bas"

"Donald Trump n'a aucune idée de ce qu'il fait et d'à quel point la moindre de ses paroles peut causer des dégâts", critique Louise, citant "les marchés qui dégringolent" depuis que le président a refusé d'écarter la possibilité d'une récession. Grace est plus mesurée : "Peut-être qu'à long terme, le plan de Donald Trump peut marcher. Mais ça semble risqué : pour l'instant, on voit surtout les effets négatifs."

Bill Sunseri, gérant de Pennsylvania Macaroni, une institution à Pittsburgh, le 13 mars 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)
Bill Sunseri, gérant de Pennsylvania Macaroni, une institution à Pittsburgh, le 13 mars 2025. (MARIE-VIOLETTE BERNARD / FRANCEINFO)

Bill Sunseri, lui, "fait confiance à Donald Trump pour réussir à améliorer l'économie". "Mon grand-père a fondé 'Penn Mac' il y a 123 ans et nous avons survécu à toutes les tempêtes, vante le commerçant. Je suis sûr qu'on pourra en faire de même." "Une hausse des droits de douane ne serait que temporaire, il faut juste être patient", abonde Jodi Sander. 

"On grossit le risque de récession. Si la croissance est mauvaise pendant deux semestres sur quatre ans, est-ce vraiment si grave ?"

Bill Sunseri, patron de Pennsylvania Macaroni

à franceinfo

Ben, manager du supermarché asiatique situé un peu plus haut dans le Strip District, n'a pas le luxe d'être patient. "C'est bien beau de dire que l'économie ira mieux dans quatre ans, mais il faut déjà que notre magasin survive aux quatre prochains mois", souligne-t-il d'un air sombre. Chez Yinzers, "on a l'habitude des hauts et des bas, en fonction des résultats des équipes", explique Tim Piett. "Il n'y a plus qu'à espérer que les Pirates s'en sortent bien cette saison ! De toute façon, qu'est-ce qu'on peut faire d'autre ?"