Armes européennes au Soudan (5/5) : IGG, une société émiratie toujours prisée des Européens
Résumé des quatre premiers volets de l'enquête : à partir de vidéos et de documents exclusifs, la rédaction des Observateurs a découvert que des obus de mortier saisis dans le désert soudanais avaient été produits par la société bulgare Dunarit, puis vendus à une entreprise émiratie, International Golden Group (IGG), connue pour plusieurs affaires de détournement d’armes. Ces munitions ont ensuite voyagé jusqu'au Soudan en passant par l'est de la Libye, dans un convoi où se trouvaient également des mercenaires colombiens. Des armes similaires servent régulièrement à bombarder des populations civiles.
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La filière documentée dans l'enquête de la rédaction des Observateurs de France 24 s'est-elle tarie depuis la commande passée en 2019 par la société émiratie International Golden Group (IGG) à l'entreprise bulgare Dunarit ? D'autres contrats du même type ont-ils au contraire été conclus ? Contacté, le fabricant bulgare n'a pas répondu sur ce point. De son côté, l'importateur émirati n’a répondu à aucune de nos questions.
Une chose est sûre : International Golden Group est une entreprise toujours très active, aussi bien aux Émirats qu'à l’international. Ce fournisseur de munitions et de services de sécurité a été racheté en janvier 2024 par Edge Group, un conglomérat d’entreprises de défense financé par l'État émirati.
Des partenariats en série avec des entreprises françaises et européennes
Juste avant son rachat, International Golden Group enchaînait les partenariats, notamment avec des entreprises françaises : en février 2023, la compagnie émiratie avait ainsi créé une filiale conjointe avec le spécialiste de la défense français Safran. Le but, selon Safran : développer des technologies de navigation et d’optique militaire pour "combler les besoins du ministère émirati de la Défense et d’autres organisations régionales". Le tout directement dans des locaux d’International Golden Group et dans le cadre du "Programme économique de Tawazun", un fonds public émirati destiné au développement de l’industrie de la défense. Le président de la branche de Safran concernée a visité ces nouveaux locaux le 13 février dernier, juste avant l’ouverture du principal salon émirati de l’armement, IDEX, où l’entreprise française était présente.

En février 2023 toujours, la société Nexter – aujourd'hui KNDS France –, détenue à 50 % par l’État français et fabriquant le char Leclerc, avait également fait affaire avec International Golden Group. L’objectif, cette fois, était de moderniser les chars Leclerc de l’armée émiratie, "pour assurer [sa] supériorité sur le terrain pour les 30 prochaines années", avait commenté le groupe. KNDS France a également répondu présent lors du salon Idex de cette année.
Un partenariat plus ancien, datant de 2009, lierait également l'entreprise émiratie avec le groupe français Thales, spécialisé dans l’aérospatial et la défense. Initialement destiné à "assurer la protection des infrastructures [...] critiques, notamment celles liées à l'exploitation des ressources de pétrole et de gaz aux Émirats arabes unis", ce partenariat se serait doublé en 2017 d’un accord de coopération avec Thales Optronique, alors une filiale du groupe français, selon une dépêche de l’agence de presse d'État émiratie WAM.

Celle-ci a ensuite été modifiée le lendemain, supprimant la référence à Thales Optronique. Contacté pour savoir si les partenariats en question sont toujours d’actualité, Thales n’a pas répondu sur ce point. Dans ces conditions, il n’est pas possible de savoir si le groupe français a toujours des liens avec International Golden Group ou Edge Group.
L’Espagnol Indra, l’Italien Leonardo : à l’occasion de l’édition 2025 du salon Idex, qui s’est tenue à Abu Dhabi du 17 au 21 février, un nombre important d'autres grands groupes de défense européens concluent des accords avec International Golden Group ou sa nouvelle maison mère, Edge Group. Cette dernière est par ailleurs un des "partenaires stratégiques" de l’exposition, selon le site de l'événement.
Tony Fortin, chargé d’études à l'Observatoire des armements, une structure française spécialisée dans la collecte d’information sur les ventes d’armes et les entreprises du secteur, commente :
Pour les Émirats, le but de ce type de joint-ventures [un accord d'association entre deux entreprises dans un but donné, NDLR], c’est le transfert de compétences, qui va permettre aux Émirats de produire leur propre matériel militaire, et donc de bâtir leur appareil de défense. Il s’agit d'une sorte de contrepartie aux exportations européennes d’armement dans ce pays, qui sont très importantes.
Pour International Golden Group et Edge Group, les affaires continuent
International Golden Group a d’ailleurs décroché un des plus gros contrats du salon pour fournir l’armée émiratie en munitions, pour un montant total de 178 millions d’euros. C’est dans le cadre de la fourniture de munitions prétendument destinées à l’armée émiratie qu’International Golden Group a pu acquérir de l'armement ensuite exporté vers la Libye, comme le documentent les rapports du panel d'experts de l’ONU sur ce pays.
Rien ne permet d’affirmer que les technologies et équipements obtenus par International Golden Group par le biais de ses partenariats avec des entreprises européennes seront par la suite déployés au Soudan pour soutenir les Forces de soutien rapide (FSR).
Mais un détournement de ce type, de la part d’une entreprise connue pour ses violations régulières des embargos internationaux, ne serait pas inédit. Une enquête de l’ONG Amnesty International publiée en novembre 2024 révèle ainsi que des systèmes de défense pour véhicules militaires fabriqués par des entreprises françaises ont été retrouvés au Soudan, sur des blindés ayant servi aux FSR.

C'est Edge Group, la maison mère d’International Golden Group, qui fabrique les modèles de blindés sur lesquels ont été retrouvés les systèmes de défense français. Ces derniers sont quant à eux conçus et exportés par les entreprises françaises KNDS France et Lacroix Defense.
Sollicitée par la rédaction des Observateurs au sujet de l’enquête d’Amnesty International, la société Lacroix Defense "confirme avoir fourni des systèmes d’autoprotection Galix à destination des forces armées émiraties". "Ces livraisons ont été réalisées dans le strict respect des licences d’exportation accordées à Lacroix et des certificats de non-réexportation associés", assure le groupe. Lacroix Defense tient également à rappeler que le système Galix est une "solution d’autoprotection passive", qui n'a donc pas de caractère offensif. L’entreprise n’a pas répondu à notre question visant à savoir si une autorisation avait été sollicitée par la partie émiratie pour exporter ces systèmes vers le Soudan.
De son côté, KNDS France rappelle qu’il "n’est pas l’exportateur et ne fait qu’une vente en France à Lacroix [...]. À ce titre, KNDS France n’a pas connaissance de l’utilisateur final lors du passage de la commande et durant [son] exécution."
Malgré ce précédent, KNDS France a affiché sa présence lors du salon IDEX 2025. Le groupe a publié des photos de la visite du ministre français des Armées, Sébastien Lecornu. Juste à côté de l'emplacement aux couleurs de KNDS France, un autre stand exposait des véhicules de la gamme Nimr, fabriqués par Edge Group.


"Certains groupes refusent de collaborer avec International Golden Group, comment se fait-il que des groupes français le fassent ?"
Tony Fortin rappelle que les liens entre l’industrie française de la défense et les Émirats arabes unis sont anciens et profonds.
Il faut se rendre compte que, en 2011, 70 % des équipements de défense utilisés par les Émirats arabes unis étaient d’origine française. C’est passé par de très nombreux partenariats : dans les années 1990, il y a eu les technologies navales, après le rachat par les Émirats de plusieurs chantiers de construction français. Puis il y a eu les technologies satellitaires ou les communications. Edic [Emirates Defence Industries Company, société émiratie absorbée depuis par Edge Group] a été dirigé par Luc Vigneron, un ancien PDG de Thales. La France a vraiment permis aux Émirats d’asseoir leur capacité actuelle à produire de l’armement.
Le problème, aujourd’hui, c’est qu’on est au-delà du risque de détournement d’armes : la politique des Émirats vis-à-vis de certains pays, comme le Yémen, la Somalie ou le Soudan, est un fait documenté dans les rapports des panels d’experts de l’ONU, par exemple. On sait que certains groupes de défense internationaux refusent de collaborer avec International Golden Group ou Edge Group. Comment se fait-il que des groupes français le fassent ? Il faut que ces groupes s’expliquent.
Contactées, toutes les entreprises françaises et européennes mentionnées dans cet article assurent exercer leurs activités dans le respect des réglementations locales et internationales qui concernent leur production. La rédaction des Observateurs a repris des citations des réponses données lorsque celles-ci apportaient une information précise sur les faits.