Armes européennes au Soudan (4/5) : "Les FSR bombardent bâtiments publics, marchés et hôpitaux"
Résumé des trois premiers volets de l'enquête : à partir de vidéos et de documents exclusifs, la rédaction des Observateurs a découvert que des obus de mortier saisis dans le désert soudanais avaient été produits par la société bulgare Dunarit, puis vendus à une entreprise émiratie, International Golden Group, connue pour plusieurs affaires de détournement d’armes. Ces munitions ont ensuite voyagé jusqu'au Soudan en passant par l'est de la Libye, dans un convoi où se trouvaient également des mercenaires colombiens.
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Dans les vidéos filmées le 21 novembre dernier dans le désert soudanais, les combattants de la Force conjointe affirment que les munitions bulgares présentes dans le convoi qu'ils viennent de capturer sont destinées aux Forces de soutien rapide (FSR). Il s'agit de la milice qui affronte l’armée soudanaise dans la guerre civile en cours depuis avril 2023.
Mais comment vérifier que les munitions de l'entreprise bulgare Dunarit étaient bien destinées aux FSR, ou qu’elles ont été utilisées au combat ?
"Les Émirats arabes unis dédient tout leur soutien aux Forces de soutien rapide"
Suliman Baldo, chercheur soudanais et fondateur du centre de réflexion Sudan Transparency and Policy Tracker, rappelle que de nombreux groupes armés du Darfour, aujourd’hui alliés à l’armée soudanaise au sein de la Force conjointe, ont eux-mêmes bénéficié du soutien émirati au cours de leur histoire.
Durant leur période d’opposition au gouvernement de Khartoum, qui s’est terminée avec l’accord de paix de Juba en 2020, le Mouvement de libération du Soudan [un des groupes armés membres de la Force conjointe, NDLR] mais également la plupart des groupes armés du Darfour étaient basés en Libye, dans les zones contrôlées par le régime du maréchal Haftar.
Ce régime était lui-même soutenu par les Émirats arabes unis, donc, indirectement, les mouvements armés darfouriens étaient aussi les alliés des Émirats. Ils ont bénéficié de la fourniture d’armes destinées à l’armée de Haftar, notamment en provenance des Émirats. Lorsque ces mouvements ont quitté la Libye pour rejoindre le Soudan après les accords de Juba, ils sont repartis avec en cadeau d’adieu du matériel qui incluait beaucoup d’armement originaire des Émirats arabes unis.
Tout ça s’est arrêté avec le début de la guerre en avril 2023 : maintenant les choses sont très simples, les Emirats Arabes Unis et le régime de Haftar dédient tout leur soutien aux Forces de soutien rapide.
Les obus de Dunarit sont bien parvenus sur les champs de bataille soudanais
Les combattants des FSR se filment régulièrement au combat, y compris en train de commettre des exactions contre les civils, comme nous l’avions montré dans une enquête publiée en 2023.
Une vidéo de septembre 2023, identifiée par plusieurs comptes soudanais comme filmée à Omdourman, une ville qui jouxte Khartoum, a attiré notre attention. On y voit un homme tirer au mortier. Le smartphone qui le filme est posé sur des munitions, ce qui permet de lire clairement les inscriptions peintes sur les obus : ils ont été fabriqués par l’entreprise bulgare Dunarit.
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À première vue, difficile de savoir à quel camp appartiennent l’auteur de cette vidéo et l’homme que l’on voit tirer au mortier : ils ne portent pas d’uniformes reconnaissables. "Ce sont des miliciens typiques", commente Suliman Baldo. "À moitié habillés en civil, avec des bouts d’uniforme militaire, ils sont même chaussés de sandales !"
Il est cependant possible d’en apprendre plus sur l’affiliation de ces hommes en retrouvant le compte TikTok de l’auteur des images, grâce au nom d’utilisateur visible sur la vidéo. Celle-ci a été supprimée de la plateforme car elle en violait l es conditions d’utilisation, mais le compte est toujours en ligne.

Sur TikTok, cet homme suit un très grand nombre de comptes appartenant à des combattants des Forces de soutien rapide ou relayant la propagande de cette milice et de son chef, Mohamed Hamdane Daglo, dit "Hemedti".

Une autre vidéo, publiée le 12 septembre 2023, est filmée devant un restaurant et montre un enfant répéter des phrases manifestement apprises par cœur. L’auteur de la vidéo le félicite.
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La rédaction des Observateurs a montré cette vidéo à 11 personnes soudanaises. Sur ces 11 personnes, 10 affirment que l’auteur de cette vidéo serait un milicien des FSR. L’une d’entre elles, qui préfère rester anonyme, commente :
Cela ressemble à une tentative de l’enfant de flatter avec un poème le combattant des FSR qui filme. Il dit d’abord : "On va mettre le feu au quartier général" – sous-entendu : celui de l’armée. Puis il répète : "L’État, c’est nous, même si vous dites le contraire." C’est une phrase de défi. À la fin, l’homme qui filme approuve.
Quoi qu'il en soit, les vidéos retrouvées sur ce compte montrent que les munitions de Dunarit étaient présentes sur les champs de bataille soudanais bien avant la capture du convoi en novembre 2024. Le numéro à six chiffres visible sur les obus tirés par des miliciens en septembre 2023 indique qu’ils ont été fabriqués en 2019, comme ceux vendus par Dunarit à International Golden Group. Les documents liés à cette vente indiquent par ailleurs que les lots vendus contenaient également des obus de 120 mm, comme ceux que l’on voit être tirés par ce milicien probablement affilié aux Forces de soutien rapide.
Des obus de mortier particulièrement dangereux pour les civils
Le transfert de munitions bulgares au Soudan constitue une violation de l’embargo sur les armes décidé par l’Union européenne depuis 1994. "De plus, si ces munitions ont transité par la Libye, ceux qui les ont transportées ont violé par deux fois les embargos des Nations unies sur les armes : une fois au moment de leur importation sur le territoire libyen et une fois au moment de leur transfert au Soudan", commente un ancien expert pour les Nations unies spécialiste de la région, qui préfère rester anonyme.
Au-delà de l’aspect légal, cette chaîne d’approvisionnement des FSR en munitions européennes a des conséquences humaines catastrophiques. Des obus de mortier du même calibre que ceux vendus à International Golden Group par Dunarit sont régulièrement utilisés dans des bombardements mortels pour les civils soudanais, notamment par les FSR.
"Si vous tirez des obus de mortier dans une zone où il y a des civils, vous risquez très sérieusement de les toucher"
Mike Lewis est spécialiste des conflits armés et ancien membre du panel d’experts de l’ONU sur le Soudan.
Il y a deux choses importantes à savoir sur le mortier. D’abord, on l’utilise pour tirer sur des cibles qu’on ne voit pas forcément. Ensuite, le mortier est une arme relativement imprécise, car non guidée. Donc si vous tirez des obus de mortier dans une zone où il y a des civils, vous risquez très sérieusement de les toucher.
Au Soudan, il y a une longue histoire d’utilisation d’armes comme les obus de mortier ou les obus d’artillerie dans des zones à forte concentration de civils. Depuis le début de la guerre civile en 2023, on a retrouvé des obus de mortier dans des marchés, dans des hôpitaux, dans des camps de déplacés.
Sur la vidéo ci-dessous, prise dans la ville d’Omdourman selon certains comptes locaux sur X et Facebook, on voit ainsi quatre miliciens des FSR tirer un obus de mortier de 120 mm sur une cible inconnue. Celui-ci n’a pas été fabriqué par Dunarit, mais il est du même calibre que celui que l’on peut voir dans la vidéo de septembre 2023 dans laquelle deux miliciens des FSR font feu avec des munitions du fabricant bulgare.
Ces images ont été filmées autour du 9 décembre dernier, alors qu’Omdourman était en proie à de violents combats entre l’armée et les FSR.
Dans les jours suivants, plusieurs organisations soudanaises et médias évoquent la mort à Omdourman de civils tués dans des "bombardements d’artillerie" des Forces de soutien rapide, une expression souvent utilisée pour désigner des frappes par obus de mortier. Une vidéo en date du 10 décembre décrit ainsi la mort de tous les passagers d’un bus, tués par l’explosion d’un projectile des FSR.
Bien que de nombreux comptes fassent le lien entre la vidéo montrant les FSR tirer au mortier à Omdourman et le bus touché par un projectile dans la même ville, la rédaction des Observateurs n'a pas pu vérifier de manière indépendante que le bus avait bien été touché par un projectile des FSR.
Au Darfour, une série de massacres commis par les FSR à l’aide d’obus de mortier
Au-delà des zones de combat avec l'armée, les FSR ciblent parfois directement des lieux de rassemblement de civils à l'obus de mortier. Ces massacres sont notamment survenus au Darfour, une région de l’ouest du Soudan où les FSR sont accusées de génocide contre la population non arabe par le gouvernement soudanais contrôlé par l'armée. Le rapport de 2024 du panel d’experts de l’ONU sur le Soudan documente un de ces cas, l’attaque contre la capitale de l’ouest du Darfour, El-Geneina, entre avril et novembre 2023.


Plus récemment, d’autres cas de rassemblements de civils délibérément pris pour cibles ont été documentés à El-Fasher, une grande ville du Darfour. Cette agglomération, assiégée depuis le début de la guerre civile par les miliciens des FSR, compte de nombreux camps de réfugiés aux alentours, dont les occupants, qui ont souvent déjà fui les violences dans d’autres régions du Darfour, sont régulièrement attaqués par les FSR.
Au cours de ces attaques, les miliciens bombardent régulièrement à l'aveugle, à l'obus de mortier, des populations. C’est ce qui est notamment arrivé le 31 décembre dernier dans le camp d’Abou Chouk, situé au nord-ouest d’El-Fasher. Comme le montrent les publications d’organisations humanitaires locales, le camp subit ce jour-là des bombardements des FSR, dont certains touchent des maisons et une école. Selon l’organisation humanitaire locale Chambre des urgences d’Abou Chouk, ce bombardement fait au moins un mort.

Des photos prises sur place et partagées par le média local Ayin Network montrent que des obus de mortier ont été utilisés dans ces bombardements. Il n’est pas possible d’identifier le fabricant dans ce cas.

Même scénario le 24 janvier : du petit matin jusqu’au soir, 117 obus s’abattent sur le camp. Huit personnes sont tuées et des dizaines d'autres blessées, selon le récit de la Chambre des urgences d’Abou Chouk.
Les photos partagées par la même ONG montrent que les obus de mortier utilisés ne sont pas de fabrication bulgare. Il s’agirait de munitions anciennes, originaires de l’ex-Yougoslavie.

"L’endroit où les bombardements sont les plus meurtriers, c’est le dernier marché du camp"
Le 20 février, Mohammed Adam, membre de la Chambre des urgences d’Abou Chouk, a livré à la rédaction des Observateurs le récit terrifiant de la situation à l’intérieur du camp.
Maintenant, les militaires de l’armée ont un peu avancé, et les FSR ont dû reculer à sept ou dix kilomètres du camp. Ils continuent à tirer sur nous de loin, parce que le camp d’Abou Chouk permet d’accéder au camp des militaires. C’est pour ça que les FSR tirent sur les civils avec des armes lourdes et des obus de mortier : pour les forcer à partir ailleurs et libérer le passage vers le camp de l’armée.
Les FSR bombardent les bâtiments publics, les marchés, les hôpitaux, pour que les civils ne puissent pas se soigner, trouver à manger ou reprendre le travail. Le but est de les forcer à l’exil vers des endroits plus sûrs, pour vider les lieux.
L’endroit où les bombardements sont les plus meurtriers, c’est le dernier marché en activité du camp. Les gens se sont rabattus sur lui après la fermeture du grand marché. Quand un obus de mortier est tombé sur ce marché récemment, il y a eu plusieurs morts et des dizaines de blessés.
En tout, depuis le début de la guerre civile, on a compté plus de 500 personnes qu’on a prises en charge et qui sont mortes par la suite. Il y a aussi ceux qui meurent tout de suite pendant les bombardements : ceux-là, on les emmène directement au cimetière, et on n’a pas pu les intégrer dans les statistiques, on pense qu’il y en a au moins 300. On est en train de récupérer tous les noms pour les publier sur notre page Facebook.
Pour Mike Lewis, ce grand nombre de civils tués n’est pas surprenant compte tenu des caractéristiques techniques des obus de mortier et du fait que des zones civiles ont été bombardées par le passé aussi bien par les FSR que par l’armée soudanaise. "Est-ce qu’il était possible de prédire qu’en fournissant des obus de mortier aux FSR, des dommages pourraient être causés à des civils ? Cela semble évident que de tels dommages étaient tout à fait prévisibles", commente-t-il.
Durant la rédaction de cet article, les camps autour d'al-Fasher, notamment ceux d'Abou Shouk et de Zamzam, ont de nouveau été pris d'assaut par les FSR. Le bilan de ces attaques, encore provisoire, est extrêmement lourd : selon les Nations Unies, au moins 100 personnes auraient été tuées, dont 20 enfants.
International Golden Group garde le silence
Contactée par la rédaction des Observateurs par e-mail et téléphone, la société émiratie International Golden Group n’a pas donné suite à nos demandes d’interview. Il est donc impossible de déterminer si l’entreprise sait que les munitions qu’elle a achetées en 2019 sont aujourd’hui transférées vers le territoire soudanais.
International Golden Group est en tout cas toujours très actif : il est un acteur clé d’un des plus gros événements du monde de l’armement au Moyen-Orient, le salon IDEX 2025, qui s’est tenu en février à Abu Dhabi. Dans le dernier volet de l'enquête, la rédaction des Observateurs s’intéresse aux dessous de cet événement : elle révèle les très nombreux partenariats liant International Golden Group à des entreprises françaises et européennes, malgré l’histoire documentée de la société émiratie dans des affaires de détournement d’armement.
Lisez la suite de cette enquête dans notre dernier article, publié demain.
Mubarak Hasan Ali et Mohammed Nour Aoudou ont participé à la rédaction de cet article.