TEMOIGNAGES. Préjugés, refus bidons et petits budgets... "Des discriminations à tous les étages" pour les personnes handicapées en quête d'un logement
"J'ai le droit de vous dire des gros mots ?" D'une petite voix, Nathalie retient les noms d'oiseaux qu'elle a prononcés ce jour de 2022, quand elle a compris pourquoi elle peinait tant à trouver un nouveau logement. Avec son mari, la quadragénaire s'embourbait depuis des mois dans des demandes de visites sans réponse. Un budget trop faible ? Les revenus du couple dépassaient pourtant le triple des loyers demandés. Le handicap mentionné dans le dossier ? "Je commençais à me poser la question d'une discrimination", raconte cette femme tétraplégique, qui vit dans un appartement dont seul le salon est accessible en fauteuil roulant électrique.
Nathalie a voulu en avoir le cœur net, après qu'un propriétaire lui a assuré que la visite affichait complet pour sa maison dans l'agglomération d'Angers (Maine-et-Loire). La postulante recalée a missionné son auxiliaire de vie pour se faire passer pour une locataire potentielle. Dans le mille : "Elle a envoyé son dossier et a reçu une invitation par mail, telle date, telle heure."
Dans un pays frappé par une grave crise du logement, les personnes en situation de handicap font partie des premières victimes du manque de biens disponibles et de l'inflation des loyers. Dans son 30e rapport annuel sur le mal-logement, présenté mardi 4 février, la Fondation Abbé Pierre consacre pour la première fois un long chapitre à ce public souvent oublié, ainsi qu'aux personnes malades ou âgées en perte d'autonomie. L'association, prochainement rebaptisée Fondation pour le logement des défavorisés, alerte sur "des discriminations à tous les étages" visant ces millions de femmes et d'hommes sur le marché locatif.
"Des propriétaires m'ont dit que j'allais déranger les voisins"
A 23 ans, Elodie a déjà une longue expérience des préjugés que peut susciter le handicap. "Lors d'une visite, on m'a clairement dit que j'avais sali l'appartement avec mon fauteuil et qu'on n'allait 'quand même pas' me le donner", raconte cette étudiante rennaise. En plus de ses difficultés motrices, la jeune femme est autiste. "Des propriétaires m'ont dit que j'allais déranger les voisins en criant ou en me tapant la tête contre les murs", un comportement qui n'est pourtant pas le sien, rapporte-t-elle.
"On m'a refusé un appartement par crainte que je me jette du balcon, car j'avais demandé s'il était possible de le sécuriser. Je ne voulais pas me suicider, mais simplement prendre un chat."
Elodie, étudiante autisteà franceinfo
En rejoignant une association d'étudiants handicapés, Elodie a vite compris que son cas n'était pas isolé. "A Rennes, on est nombreux à se partager les noms de propriétaires avec lesquels on a eu une mauvaise expérience. Cela permet de les éviter ou de se préparer mentalement à des propos ou des refus validistes."
Les discriminations dans l'accès au parc locatif privé ont pu être objectivées pour la première fois à l'échelle nationale en 2019. Dans le cadre de sa thèse, le chercheur en économie Alexandre Flage a procédé à un test de discrimination visant à quantifier le taux de réponses positives selon divers profils après l'envoi de 1 750 demandes de visite.
Un taux de réponse "divisé par deux" en cas de handicap
"En me faisant passer pour un père recherchant un appartement pour son fils, sans mention de handicap, je recevais 40% d'invitations. En revanche, lorsqu'il était précisé que le fils était handicapé, le taux était divisé par deux : 25% pour un handicap moteur (en ne postulant pourtant qu'à des logements répertoriés comme accessibles), 25% pour un handicap visuel nécessitant un chien guide et 16% pour un handicap mental sans perte d'autonomie", décrit-il.
"Dans mon testing, le père de l'enfant handicapé se voit parfois répondre que c'est 'déjà loué', alors que, le même jour, le père de l'enfant valide est invité à venir."
Alexandre Flage, maître de conférences à l'université de Lorraineà franceinfo
Comment expliquer de tels écarts ? Dans le cas des personnes aveugles, Alexandre Flage a démontré qu'ils tiennent non pas à une peur du handicap mais seulement à la réticence des propriétaires à l'égard des chiens en général, que le maître soit valide ou non. En revanche, la discrimination ne fait aucun doute dans les deux autres cas. Les personnes à mobilité réduite sont même celles qui subissent "le préjudice total le plus élevé", du fait d'un choix restreint par le faible nombre de logements physiquement accessibles.
L'économiste a également relevé que les agents immobiliers "discriminent moins" que les propriétaires particuliers et que, sur le marché de la location, les personnes handicapées subissent des discriminations "plus fortes" que d'autres minorités, notamment ethniques et sexuelles.
L'allocation handicapés boudée par des acteurs du marché
Aux stéréotypes individuels relevant du "validisme ordinaire" s'ajoute un autre obstacle, selon la Fondation Abbé Pierre : "l'aspect financier". Le niveau de vie des personnes handicapées est inférieur au reste de la population, selon la Drees, et 26% d'entre elles vivent sous le seuil de pauvreté (contre 14% des valides). Leurs dossiers s'avèrent donc plus fragiles, alors même que leurs besoins d'espace ou d'aménagements sont plus importants.
Dans le cadre d'un appel à témoignages lancé par franceinfo, des dizaines de bénéficiaires de l'allocation aux adultes handicapés (AAH) ont fait part du refus fréquemment opposé à leurs candidatures. "Plusieurs agences m'ont dit que les revenus de l'AAH n'étaient pas pris en compte par les assurances qui les couvrent en cas d'impayés", rapporte Marc*, 28 ans, qui vit avec cette allocation de 1 016 euros par mois pour une personne seule. "Beaucoup de propriétaires ne connaissent pas l'AAH et sont réticents à l'accepter", constate Mickaël, 35 ans. Marianne, 53 ans, s'est, elle, sentie "interdite d'agence" en raison de son AAH.
"Les agences refusent de monter mon dossier au motif que seuls les revenus d'activité seraient valables."
Marianne, allocataire de l'AAHà franceinfo
"Si un bailleur ou une assurance refuse l'AAH, il s'agit d'une discrimination, et c'est illégal : on ne peut pas refuser par principe un type de revenu", s'indigne le directeur des études de la Fondation Abbé Pierre, Manuel Domergue. Saisi pour des cas similaires, le Défenseur des droits avait conclu en 2017 et 2019 à des discriminations fondées sur le handicap et obtenu de certains professionnels la modification de leurs pratiques.
La longue attente d'un logement social
A défaut de pouvoir acheter ou louer dans le secteur privé, de nombreuses personnes modestes en situation de handicap se tournent vers le parc HLM. Mais la crise du logement a, là aussi, vite fait de les rattraper. Les bailleurs sociaux manquent de biens et peinent à répondre aux demandes spécifiques.
"Le fait d'être une personne en situation de handicap (demandant un logement adapté) donne 14% de chances en moins d'obtenir un logement social que pour les autres ménages", révèle la Fondation Abbé Pierre. L'attente en est d'autant plus longue : près d'un demandeur handicapé sur quatre attend une attribution de logement social depuis au moins cinq ans, contre un demandeur valide sur dix, selon le rapport.
"Le handicap est censé être un critère de priorité pour l'attribution d'un logement social. Dans les faits, on s'aperçoit que c'est un critère qui dépriorise les personnes."
Manuel Domergue, directeur des études de la Fondation Abbé Pierre
Prière de prendre son mal en patience, donc, voire de renoncer à certains besoins. "On nous prend pour des gens qui pinaillent ou qui sont trop exigeants", déplore Lola*, en attente d'un logement social dans la métropole de Nantes. Du fait de son autisme et d'une maladie qui atteint notamment ses articulations, cette micro-entrepreneuse de 24 ans a demandé un appartement en étage, pour éviter le bruit en rez-de-chaussée, et avec ascenseur, pour y accéder sans risque de chute. Réponse du service social en charge de son dossier : "Vous savez, on n'a pas beaucoup de logements avec ascenseur, vous exagérez un petit peu", affirme-t-elle.
"Avec un handicap invisible, nous ne sommes pas pris au sérieux, voire perçus comme des menteurs."
Lola, en attente d'un logement social accessibleà franceinfo
Dans certains cas, les demandes spécifiques paraissent ignorées par les bailleurs sociaux. Sur liste d'attente depuis près de quatre ans, Naïma*, mère de deux filles de 6 et 7 ans atteintes d'une maladie génétique, s'est vu proposer trois biens. Tous inadaptés. "Mes filles n'auraient pas pu y accéder ou y circuler avec leur fauteuil roulant", se lamente cette habitante de Trappes (Yvelines).
Revoir la loi pour construire plus de logements accessibles ?
Avant de trouver un logement adapté dans le parc social ou privé, des centaines de milliers de ménages patientent dans des habitations non conformes à leurs besoins, selon la Fondation Abbé Pierre. Une situation parfois dangereuse. "Les individus se retrouvent régulièrement dans des logements inadaptés, voire insalubres, qui sont vecteur d'aggravation des problèmes de santé, voire de sur-handicaps", ont alerté une cinquantaine d'associations réunies au sein du Collectif handicaps, mi-janvier, dans un rapport marquant les 20 ans de la loi de 2005 sur le handicap.
Le mal-logement touche ainsi une plus grande part de personnes handicapées que dans le reste de la population, comme peut en témoigner Naïma. "Nous dormons à quatre dans le salon parce que mes filles ne peuvent pas accéder à leur chambre", décrit la mère de 39 ans. "Le pire, c'est le matin et le soir : nous sommes au 1er étage sans ascenseur, donc on les porte dans les escaliers. Mon mari et moi souffrons du dos et il nous est déjà arrivé de tomber avec elles."
A bout de forces ou de patience, certains renoncent à un logement individuel autonome. Ils restent ou retournent vivre chez leurs parents ou dans une institution spécialisée, à rebours du chemin prôné vers la "désinstitutionnalisation". Pour inverser cette tendance et faciliter la mobilité résidentielle des personnes en situation de handicap, la Fondation Abbé Pierre et le Collectif handicaps formulent des séries de propositions, dont une mesure prioritaire commune : revenir sur la loi Elan de 2018. Sous la pression des constructeurs et des promoteurs, ce texte avait réduit de 100% à 20% la part obligatoire de logements accessibles dans les nouvelles constructions d'immeubles. "Un recul majeur" et des "dispositions discriminatoires", que de nombreuses personnes handicapées refusent encore d'accepter.
* Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.