Guerre en Ukraine : pourquoi reconnaître l'annexion de la Crimée par la Russie constituerait un bouleversement du droit international ?
La proposition est présentée comme "l'offre finale" de l'administration Trump dans ses efforts pour mettre fin à la guerre en Ukraine. Depuis la mi-avril, les Etats-Unis poussent Moscou et Kiev à accepter un projet d'accord de cessez-le-feu permanent pour mettre fin à plus de trois ans de combats. Si son contenu n'est pas public, de nombreux médias en ont révélé les points essentiels, dont une proposition particulièrement controversée : la reconnaissance par Washington de la souveraineté russe sur la Crimée, péninsule ukrainienne annexée par la Russie en 2014.
Sur ce point comme sur d'autres, les Etats-Unis s'alignent sur les positions de la Russie. "La reconnaissance internationale de l'appartenance de la Crimée" et de son plus grand port, Sébastopol, "est impérative", a insisté le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, lundi 28 avril, formulant la même exigence concernant les quatre régions de l'Est de l'Ukraine revendiquées par la Russie (celles de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijjia, dont Washington propose de reconnaître comme russes "de fait" les zones contrôlées par l'armée russe).
Un tel projet d'accord est bien plus difficile à accepter pour l'Ukraine, qui n'aurait pas à accepter directement la souverainté russe sur la Crimée, mais donnerait son assentiment à sa reconnaissance par Washington. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a fermement rejeté cette option vendredi. Pour Donald Trump, la Crimée "est perdue depuis des années" et ne devrait plus être un sujet de débat. Mais les spécialistes du droit international alertent sur des conséquences qui dépasseraient la simple question du sort de cette péninsule.
Le "retour du droit de conquête"
Les experts internationaux mettent en garde : reconnaître "de jure", c'est-à-dire dans le droit, l'annexion de la Crimée par la Russie violerait les principes fondateurs de l'ordre international établi en 1945 et la création des Nations unies. Il repose sur deux piliers : l'interdiction de l'agression militaire et le respect de l'autodétermination des peuples. Les modifications de frontières doivent donc résulter d'un consentement libre, non imposé par la force. "Contraindre l'Ukraine à reconnaître la souveraineté russe sur la Crimée reviendrait à renouer avec le droit de conquête", prévient Phillips O'Brien, professeur à l'université de St Andrews en Écosse, auprès de l'AFP. Pour l'expert, le droit international a empêché qu'"un pays qui s'agrandisse en saisissant militairement le territoire d'un autre depuis 80 ans". Elie Tenenbaum, de l'Institut français des relations internationales (Ifri), acquiesce : la proposition américaine sur la Crimée signerait un "retour du droit de conquête".
"Le message que cela envoie est qu'il peut être payant, au moins pour les grandes puissances, de violer cette interdiction de l'usage de la force", explicite Lauri Mälksoo, professeur à l'université de Tartu (Estonie). Un avertissement partagé par Michel Eperling, chercheur à l'Institut Max-Planck de Francfort (Allemagne), qui redoute des "conséquences catastrophiques" pour la stabilité mondiale bien au-delà de l'Ukraine, notamment en Afrique et au Moyen-Orient, où les frontières héritées de l'époque coloniale restent des sources de tensions.
Cela "encouragerait d'autres États autoritaires, comme la Chine ou la Turquie, à poursuivre leur révisionnisme territorial", explique le Robert Lansing Institute, un cercle de réflexion américain sur la sécurité internationale. Reconnaître la Crimée comme russe violerait également le Mémorandum de Budapest de 1994, un accord censé garantir la souveraineté et l'intégrité territoriale de l'Ukraine en échange de l'abandon de son stock d'armes nucléaires hérité de l'URSS.
Un revirement majeur de la politique étrangère américaine
Pour Lauri Mälksoo, de l'université de Tartu (Estonie), l'accord défendu par Donald Trump constituerait aussi un "changement majeur" dans la politique étrangère américaine, rompant avec une doctrine en vigueur depuis 1932 qui interdit la reconnaissance des annexions par la force. En 1940, les Etats-Unis avaient ainsi entraîné plus de 50 pays dans leur refus de reconnaître l'annexion des pays Baltes par l'Union soviétique. Washington avait réaffirmé son attachement à ce principe en 2018, sous le premier mandat de Donald Trump, par une déclaration du chef de la diplomatie Mike Pompeo réitérant le refus américain de reconnaître l'annexion de la Crimée par la Russie.
Les experts du Robert Lansing Institute pointent aussi le risque d'isolement diplomatique que courent les Etats-Unis. L'Ukraine percevrait un soutien à l'annexion de la Crimée comme "une trahison de la part de son partenaire le plus important", et les alliés des Américains au sein de l'Otan, notamment en Europe de l'Est, pourraient leur reprocher "une capitulation face à l'agression russe". Une reconnaissance de l'annexion exposerait aussi Donald Trump à une réaction négative aux Etats-Unis, à la fois chez les démocrates et les républicains, sur fond d'interrogations sur "ses liens avec la Moscou", analyse le cercle de réflexion.
Une décision prise sous la contrainte ?
Pour l'Ukraine, abandonner la Crimée à la Russie nécessiterait une révision de la Constitution et l'organisation d'un référendum. Mais même si les électeurs ukrainiens donnaient leur assentiment, la situation de la péninsule poserait tout de même un dilemme à une partie de la communauté internationale. Au moment de décider s'il reconnaît ou non le rattachement de ce territoire à la Russie, chaque pays devra notamment jauger de l'absence de contrainte militaire pesant sur Kiev, car, en principe, "tous les traités obtenus sous la contrainte sont nuls", rappelle le spécialiste du droit international Lauri Mälksoo. L'Ukraine pourrait "se servir de cet argument pour invoquer la nullité de tout accord qu'elle aurait été amenée à conclure", estime Michel Eperling.
Cependant, "par le passé, certaines annexions territoriales illicites ont pu être acceptées et entérinées à travers des traités de paix", explique Marie Lemey, professeure à l'Université de Bretagne occidentale. Elle souligne que des considérations politiques et économiques ont souvent prévalu sur les principes juridiques, légitimant des accords pourtant signés sous pression.