Guerre en Ukraine : pourquoi Kiev accuse-t-elle la Russie de n'avoir respecté aucun cessez-le-feu depuis 2014 ?
L'Ukraine peut-elle croire à une trêve avec la Russie ? Alors que des discussions pour faire cesser la guerre provoquée par l'invasion russe doivent débuter lundi 24 mars en Arabie saoudite, Kiev ne cache pas sa grande méfiance. Après l'échange téléphonique entre Donald Trump et Vladimir Poutine, une semaine plus tôt, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a une nouvelle fois accusé le président russe de ne pas vraiment vouloir "mettre fin" aux combats. "Tout son jeu, c'est de nous affaiblir le plus possible", a-t-il lancé au sujet du maître du Kremlin.
Pour comprendre d'où viennent ces réticences, il faut retourner quelques années en arrière. Pas en 2022, à l'éclatement la guerre totale, mais bien en 2014, juste après la révolution ukrainienne puis l'annexion de la Crimée par la Russie. Dans l'est de l'Ukraine, la région du Donbass a été le théâtre d'affrontements dès le mois d'avril 2014, opposant les forces ukrainiennes à des séparatistes soutenus par Moscou. Des combats qui ont perduré malgré de nombreux appels à la trêve et accords . En onze ans, l'Ukraine considère que la Russie a violé 25 accords de cessez-le-feu, comme l'a rappelé fin février Volodymyr Zelensky dans une liste transmise à Donald Trump, selon le Kyiv Independent. Mais qu'en est-il vraiment ? Franceinfo a remonté le fil de ces accusations.
A peine adopté en 2014, le protocole de Minsk plusieurs fois transgressé
L'annexion de la Crimée et les premiers affrontements dans l'est de l'Ukraine portent un coup direct à plusieurs accords déjà conclus entre Kiev et Moscou. "La violation la plus grave a été celle du mémorandum de Budapest", signé en 1994, souligne Orysia Lutsevych, directrice adjointe du programme Russie et Eurasie du cercle de réflexion britannique Chatham House. Selon ce pacte, en contrepartie de l'élimination par l'Ukraine de "toutes les armes nucléaires" déployées sur son territoire par l'URSS, la jeune Fédération de Russie promet de ne pas "recourir à la menace ou à l'emploi de la force contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique de l'Ukraine".
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Des efforts diplomatiques tentent alors de faire taire les armes. Une rencontre réunit les dirigeants ukrainien, russe, français et allemand dans le Calvados en marge des commémorations du Débarquement, en juin 2014. Les discussions se poursuivront plusieurs années dans cette configuration, appelée "format Normandie". Parallèlement, un groupe de contact tripartite, qui inclut Kiev, Moscou et l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), prend une série d'engagements pour arrêter le conflit : le protocole de Minsk. Signé le 5 septembre 2014, il appelle à "assurer immédiatement la cessation bilatérale du recours aux armes", et charge l'OSCE de veiller au respect du cessez-le-feu.
Mais ce protocole souffre d'un défaut majeur, son manque de clarté, selon la diplomate française Marie Dumoulin, qui a pris part aux discussions sur ces accords et leur mise en œuvre. Il a été lu de deux façons totalement différentes par l'Ukraine et la Russie, analysait-elle dix ans plus tard pour le groupe de réflexion Conseil européen pour les relations internationales, dont elle dirige le programme Europe élargie. "Pour Kiev, la priorité était de rétablir la sécurité avant la mise en œuvre des dispositions politiques, rappelle-t-elle. Moscou souhaitait d'abord la décentralisation, et les élections locales, ce qui légitimerait ses mandataires dans le Donbass."
"Aucune des dispositions des accords [de Minsk] n’imposait explicitement d’obligation à Moscou."
Marie Dumoulin, du Conseil européen pour les relations internationalesdans une analyse
Dans ce contexte, la promesse d'un cessez-le-feu paraît bien fragile... et s'effondre rapidement. Dès le lendemain de la signature, le 6 septembre 2014, l'armée ukrainienne, plusieurs médias locaux et un correspondant de la BBC font état de "bombardements" et d'attaques menées par les "troupes russes" autour de Marioupol La mission spéciale d'observation de l'OSCE évoque elle aussi, dans un rapport, des tirs le même jour, dont plusieurs semblent effectivement provenir du camp séparatiste. D'autres tirs d'artillerie suivent, cette fois depuis une zone contrôlée par les forces ukrainiennes. Les combats reprennent alors en dépit des engagements diplomatiques.
Des attaques pour négocier en position de force
Fin 2014, la situation est particulièrement tendue autour de Debaltseve, ville de l'Est où ont lieu de féroces affrontements. Le champ de bataille et la table des négociations sont alors étroitement liés. "Les Russes ont menacé de tuer des soldats ukrainiens" lors des pourparlers, relate Orysia Lutsevych – des propos qui ont aussi été rapportés par Le Monde.
"La Russie a utilisé le champ de bataille pour faire pression [sur l’Ukraine] à la table des négociations."
Orysia Lutsevych, du cercle de réflexion Chatham Houseà franceinfo
La suite des discussions aboutit à une série de mesures adoptées le 12 février 2015, visant à une meilleure application des accords de Minsk. Mais le cessez-le-feu réitéré par ce "Minsk 2" ne tient que quelques minutes, d'après l'armée ukrainienne. Les jours suivants, la mission de l'OSCE fait à nouveau état de tirs et d'explosions. Quant à la ville de Debaltseve, elle finit par tomber aux mains des séparatistes.
"Les accords étaient assez rudimentaires, il y avait un manque de détails", et "il était difficile de demander des comptes aux parties concernées", concède aujourd'hui à franceinfo Alexander Hug, ancien adjoint au chef de la mission spéciale de l'OSCE en Ukraine. Les violations du cessez-le-feu n'entraînaient "aucun coût politique, aucune sanction, aucune mesure disciplinaire", regrette l'ancien responsable. "Cela a ouvert la voie à d'autres violations."
Entre 2015 et 2022, "des violations constantes" commises en majorité par le camp russe
Alexander Hug est catégorique : de 2014 à son départ en 2018, "il n'y a pas eu un seul jour sans une violation du cessez-le-feu" dans l'est de l'Ukraine, et les incidents "n'étaient pas des exceptions, mais plutôt la norme". Provocations, salves d'artillerie, tirs de snipers sur les lignes ennemies... "C'est simple, les armes ne se sont jamais tues", confirme à franceinfo le géopolitologue Ulrich Bounat, spécialiste de l'Europe centrale et de l'est. "Il y avait très peu de bombardements la journée, mais à la tombée de la nuit, les deux camps se tiraient dessus", relate l'analyste. "Les civils connaissaient ces horaires : il ne fallait pas sortir le soir, notamment dans la banlieue de Donetsk."
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Dans cette situation confuse "de non-paix et de non-guerre", "des violations constantes" de la trêve ont été documentées, rappelle Ulrich Bounat. Plus de 300 000 en 2016, environ 400 000 l'année suivante, et encore 300 000 en 2019, selon les rapports de l'OSCE. Mais difficile, à partir de ces documents, de connaître l'origine de chaque transgression. "Les deux parties violaient le cessez-le-feu, mais il y avait bien plus de provocations du côté des séparatistes et des Russes", estime auprès de franceinfo un ancien élément de la mission de l'OSCE, qui souhaite garder l'anonymat.
Durant cette période, 60 à 100 patrouilles étaient déployées chaque jour pour documenter ces atteintes. "Au début, surtout, la mission était une cible. (...) Il y a eu des cas d'enlèvements, des personnes menacées par des armes, principalement par des séparatistes", raconte cette même source. Sur l'année 2018, par exemple, 57% des violations sur les armes recensées par l'OSCE dans un rapport l'ont été dans les zones séparatistes, contre 43% dans les zones contrôlées par Kiev. L'écart s'est creusé trois ans plus tard, en 2021 : 85% des atteintes recensées par l'organisation ont été observées dans des zones tenues par les forces prorusses. "Le principal problème, à mon sens, était le manque de volonté politique pour arrêter les combats", regrette l'ancienne recrue de la mission.
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Pourtant, de nombreux appels à la trêve ont été lancés durant ces années. Dans l'un de ses rapports, Alexander Hug a recensé "au moins 17 réengagements" pour un cessez-le-feu. Certains ont été suivis, "mais jamais pour très longtemps", fait remarquer Ulrich Bounat. "Au mieux, ça a duré une journée, et encore..." Souvent, ces projets ont été mis sur la table autour de fêtes religieuses, comme Pâques ou Noël. "Il y a aussi eu des propositions au moment des récoltes ou de la rentrée scolaire, mais toujours en vain."
Malgré une rencontre organisée en décembre 2019 par la France et l'Allemagne à Paris, en présence du président ukrainien fraîchement élu, Volodymyr Zelensky, et de Vladimir Poutine, cette guerre larvée a continué "jusqu'à la poussée de fièvre de l'automne 2021, l'arrivée en masse de troupes russes aux frontières de l'Ukraine, et finalement l'invasion à grande échelle lancée le 24 février 2022", résume le géopolitologue.
Un historique chargé, loin de rassurer Kiev
Au final, les accords de Minsk auront surtout servi à "contenir les combats, réduire les hostilités à un certain niveau" de septembre 2014 à la fin de l'année 2021, estime Ulrich Bounat, qui souligne aussi la dissuasion exercée "par la pression internationale" et par la présence d'observateurs. "La posture de Moscou sur le soutien aux séparatistes avait par ailleurs atteint ses limites. A cette époque-là, les Russes n'assumaient pas d'envoyer leurs troupes à l'assaut dans l'ensemble de l'Ukraine", ajoute-t-il.
La présidence ukrainienne n'a pas répondu favorablement aux demandes de franceinfo pour obtenir et vérifier la liste des 25 violations de cessez-le-feu transmise fin février par Volodymyr Zelensky à Donald Trump. "Quel que soit le chiffre évoqué, 25, 17 ou autre, on ne peut de toute façon pas parler raisonnablement de cessez-le-feu", tranche Ulrich Bounat. Échaudée, l'Ukraine continue de réclamer le déploiement d'une force d'interposition étrangère si une trêve était conclue. Une position "façonnée par l'expérience des accords de Minsk", note Ulrich Bounat. "Signer un cessez-le-feu sans personne pour vérifier qu'il est appliqué, et pour l'imposer si nécessaire, ça ne fonctionne pas. Et ça, les Ukrainiens ne le savent que trop bien."