Pays baltes, Moldavie, Roumanie, Pologne… Que sait-on des objectifs de la Russie de Vladimir Poutine après la guerre en Ukraine ?
L'alerte se veut grave, dans une allocution destinée à sensibiliser les Français aux bouleversements géopolitiques actuels, de la suspension de l'aide américaine à Kiev au sommet européen extraordinaire sur la défense du Vieux Continent. "Qui peut croire, dans ce contexte, que la Russie d'aujourd'hui s'arrêtera à l'Ukraine ? La Russie est devenue, au moment où je vous parle et pour les années à venir, une menace pour la France et pour l'Europe", a insisté Emmanuel Macron lors de son discours télévisé, mercredi 5 mars.
Avant les mots solennels du chef de l'Etat, plusieurs pays européens ont multiplié les mises en garde, de manière plus ou moins officielle : après le conflit actuel en Ukraine, qui vient d'entrer dans sa quatrième année, Vladimir Poutine aurait bel et bien de nouveaux desseins belliqueux vers l'Ouest.
Un conflit avec l'Otan "au cours de la prochaine décennie" ?
Il y a d'abord eu cette note confidentielle de l'armée allemande, dévoilée par le journal Bild et relayée par Les Echos, en janvier 2024. Si elle relevait de la simple préparation à un scénario, comme à d'autres, elle anticipait une offensive russe sur le front est de l'Organisation de l'Atlantique nord, avec une Troisième Guerre mondiale déclenchée dès l'été 2025.
Plusieurs services de renseignement ont étayé la thèse d'une attaque prochaine de la Russie envers un, voire des pays occidentaux. "Le Kremlin anticipe probablement un conflit avec l'Otan au cours de la prochaine décennie", estimait un rapport des services secrets estoniens de février 2024. Au fil des mois, le spectre d'une guerre à moyen terme a grandi. "En termes humains et matériels, les forces armées russes seront probablement en mesure de mener une attaque contre l'Otan dès la fin de cette décennie", assurait mi-octobre le patron des services d'espionnage et contre-espionnage allemands, Bruno Kahl, à la chambre des députés. Selon lui, "un conflit militaire direct avec l'Otan devient une option pour la Russie".
Mi-février, les services de renseignement danois ont évoqué la possibilité d'une "guerre à grande échelle" menée par les forces russes d'ici 2030. "La Russie sera probablement plus disposée à utiliser la force militaire dans une guerre régionale contre un ou plusieurs pays européens de l'Otan si elle perçoit l'Otan comme militairement affaiblie ou politiquement divisée", écrit le rapport relayé par L'Express. Ces scénarios sont aujourd'hui rendus d'autant plus crédibles que l'attitude de Donald Trump, dont l'administration a suspendu l'aide militaire et le partage des renseignements à l'Ukraine, fragilise le front occidental contre Moscou.
Une économie et un pays entièrement tournés vers la guerre
Mais le Kremlin n'a pas attendu le retour au pouvoir de l'imprévisible président américain pour justifier les craintes des pays qui redoutent un nouveau conflit mondial. En novembre, les députés russes ont validé le projet de loi du budget 2025-2027, qui prévoit une envolée de 30% des dépenses militaires russes cette année. Selon le texte, les dépenses de défense atteindront en 2025 près de 13 500 milliards de roubles (environ 140 milliards d'euros), soit plus de 6% du PIB russe.
Il s'agit d'une confirmation, plus que d'une nouveauté : en 2024, le budget militaire national avait déjà explosé de près de 70% par rapport à 2023. Plus globalement, depuis 2022 et son invasion de l'Ukraine, le Kremlin a largement réorienté son économie sur l'effort de guerre. L'Etat développe à grande vitesse son complexe militaro-industriel, notamment en recrutant des centaines de milliers de nouveaux employés, une stratégie qui a toutefois tiré l'inflation à la hausse.
A quoi se destine cet effort colossal de la Russie, avec au moins 40% du budget fédéral pour 2025 consacré à la défense et à la sécurité nationale ? Où Vladimir Poutine pourrait-il décider d'intervenir militairement ? "La vraie visée expansionniste de Vladimir Poutine, au niveau conquête, c'est l'idée du 'monde russe', le 'Rousski Mir'", expose Aurélien Duchêne, auteur de La Russie de Poutine contre l'Occident.
"Dans cette conception, la Russie aurait un droit de regard sur tous les territoires où il y a encore une forte minorité russophone ou ethnique : en Estonie, en Transnistrie ou en Géorgie."
Aurélien Duchêne, spécialiste de la Russieà franceinfo
La Russie a déjà attaqué la Géorgie en 2008, pour prendre le contrôle des régions séparatistes de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie, et le Kremlin est accusé par l'Union européenne d'ingérences lors des dernières élections législatives, à l'automne dernier. En Transnistrie, une région séparatiste prorusse de Moldavie, Moscou utilise la fourniture de gaz pour conserver le territoire dans son giron et s'opposer au gouvernement. Le pouvoir en place a, là aussi, dénoncé des ingérences lors de l'élection présidentielle de novembre et tente d'intégrer l'Union européenne pour se protéger de nouvelles tentatives de déstabilisation, avec des négociations d'adhésion ouvertes en juin dernier, parallèlement à celles lancées par les Vingt-Sept avec Kiev.
L'Estonie en état d'alerte, les pays scandinaves sur le qui-vive
Du coté des pays baltes, l'Estonie, davantage que la Lituanie et la Lettonie, craint d'être la principale cible de Moscou dans les années à venir. "Le pays a une plus grande minorité russe, que le Kremlin peut chercher à instrumentaliser. Et c'est là où l'avantage numérique des Occidentaux est le plus faible", analyse Aurélien Duchêne. Avec ses voisins, Tallinn se prépare et a planifié la construction de plusieurs dizaines de bunkers le long des 338 km de frontières qu'elle partage avec la Russie.
Sur l'autre rive de la mer Baltique, la Norvège, la Suède et la Finlande se sentent également potentiellement visées. "La Suède n'est pas en guerre, mais pas en paix non plus", a déclaré mi-janvier le Premier ministre suédois, Ulf Kristersson, quelques mois après l'intégration du royaume à l'Otan. "Il y a beaucoup de mauvaises intentions venant de la Russie en ce moment précis, et c'est la nouvelle normalité avec laquelle nous devons composer", a quant à lui estimé le président finlandais, Alexander Stubb, en précisant que son pays était "assez habitué" à ce comportement. La frontière entre les deux pays, longue de plus de 1 300 km, s'est progressivement fermée, alors qu'une base de l'Otan doit être installée à 200 km de la Russie, comme l'a annoncé fin septembre le ministère de la Défense finlandais.
Quant à la Roumanie, évoquée par Emmanuel Macron lors de son allocution, la Russie est là encore accusée d'avoir mené des ingérences lors de la dernière élection présidentielle. Arrivé en tête au premier tour à la surprise générale, le candidat prorusse, Calin Georgescu, a été inculpé pour "fausses déclarations" après l'annulation du scrutin. Le chef de l'Etat, pro-européen, a démissionné mi-février, un départ réclamée par des milliers de manifestants. Le Kremlin peut-il profiter de cette crise pour intervenir dans ce pays membre de l'Otan depuis 2004 et de l'UE depuis 2007 ? "L'attachement des Russes à l'Ukraine est beaucoup plus fort que pour la Moldavie ou la Roumanie", tempère auprès de La Croix Jean Radvanyi, auteur de Russie, un vertige de puissance.
L'enjeu stratégique du corridor de Suwalcki
Les projets militaires russes pourraient néanmoins intervenir plus au cœur du continent européen, vers la Pologne. Le pays a des frontières avec l'Ukraine en guerre, avec la Biélorussie alliée fidèle de Moscou et avec l'enclave russe de Kaliningrad, coincée entre la Pologne et la Lituanie et séparée de Minsk par le corridor de Suwalcki. "On parle de plus en plus de ce point de jonction, avec un scénario où les Russes pourraient envahir cette zone pour nous couper des pays baltes", met en garde Aurélien Duchêne. Inquiet des projets possibles de Vladimir Poutine, la Pologne a annoncé le 10 février un plan d'investissements de 155 milliards d'euros pour 2025, dans les domaines de la défense et de la sécurité.
Pour l'heure, la Russie n'a pas franchi le pas d'une nouvelle "opération spéciale" – le nom donné à l'invasion de l'Ukraine – vers d'autres pays de l'Ouest. Mais les capitales européennes restent néanmoins très vigilantes face à des "visées expansionnistes" jamais remisées, précise Aurélien Duchêne. "L'idée du 'monde russe' survivra à Vladimir Poutine. Tant que les Russes n'auront pas perdu en Ukraine, ils n'auront pas abandonné leur rêve d'empire colonial", conclut le spécialiste.