REPORTAGE. "Un accord de paix rapide ne durera pas" : cinq Ukrainiens au cœur de la guerre se confient avant le retour de Trump et de possibles négociations

En fin de journée, lundi 20 janvier, Oleksiy Chornyy sera trop occupé à abattre les drones russes sur le front de Kherson pour suivre l'investiture de Donald Trump à Washington (Etats-Unis). Il n'empêche, le soldat chevronné attend de voir si le président américain parlera de l'Ukraine dans son discours au Capitole... et surtout, en quels termes. Le candidat républicain avait promis durant sa campagne de "terminer la guerre en 24 heures". Le délai, depuis, s'est allongé. Le général Keith Kellog, son émissaire spécial pour régler le conflit, parle plutôt désormais de "100 jours".

Alors que Volodymyr Zelensky vise le retour d'une "paix juste" pour 2025, l'investiture du nouveau locataire de la Maison Blanche a un écho particulier en Ukraine. Surtout lorsque l'on combat au plus près de l'ennemi, qu'on a été déplacé par la guerre, ou dans l'attente du retour d'un être aimé. Parfois plein d'espoir mais toujours avec réalisme, cinq Ukrainiens rencontrés à Odessa, au cœur de la guerre, ont accepté de se livrer au sujet des potentielles négociations à venir pour mettre fin à ce conflit qui a "trop duré".

Antonina Lavrenchuk, épouse d'un soldat : "On ne récupérera pas toutes nos frontières"

Antonina Lavrenchuk, jeune habitante d'Odessa (Ukraine), tient un gilet pare-balles appartenant à son mari, actuellement mobilisé. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Antonina reçoit dans sa petite maison, un peu à l'écart du centre-ville d'Odessa. Assise en tailleur sur le lit, la jeune femme de 20 ans renifle, tire sur les manches de son pull. "Si le président Zelensky était dans cette pièce ? Je lui demanderais d'arrêter la guerre, bredouille-t-elle, en passant sa main dans sa masse de cheveux bruns. C'est bon… On ne récupérera pas toutes nos frontières d'avant."

"Il faut qu'on accepte de perdre des territoires, même si c'est douloureux pour ceux qui sont morts, pour ceux qui ont perdu des proches."

Antonina Lavrenchuk

à franceinfo

Elle-même a perdu quelqu'un. Depuis quatre mois, elle est sans nouvelles de son père, Oleksander, alors qu'il se battait avec la 95e Brigade, à Koursk, en Russie. "Le 30 août, j'ai reçu un document m'informant que papa était porté disparu. Est-il mort ? A-t-il été fait prisonnier par les Russes ? Je ne sais pas... Avec ma mère, on veut croire qu'il est encore en vie mais la vérité, c'est qu'on ne sait pas."

Soudain, une sonnerie, puis une deuxième, et un visage zébré qui apparaît sur le téléphone. C'est son mari, Anatoly. "Mon amour, ça va ?" Lui aussi est engagé sur le front, quelque part à Zaporijjia. "On parlait des possibles négociations pour obtenir la paix, tu en penses quoi, toi ?" Pour un soldat, sa réponse est plutôt franche : "Je pense que nous devons nous asseoir à une table et discuter de manière diplomatique. Parce que la situation n'est pas bonne du tout."

Dans la maison, Anatoly est là sans y être. Son costume de mariage est accroché au portemanteau de l'entrée et l'un de ses gilets pare-balles est posé contre le mur, juste à côté. Hier, l'époux de 26 ans a fait une surprise à "Tonia". Il lui a fait livrer une gigantesque peluche, un poème, et des fleurs. Il y avait un mot aussi : "Je suis avec toi, même si on est séparés par plusieurs milliers de kilomètres." Ils se sont fait une promesse : "Quand la guerre sera finie, on fera des enfants. Au moins deux, peut-être trois."

Volodymyr, soldat : "Dans un an, rien n'aura changé"

Volodymyr, soldat rencontré à Odessa, est fataliste : "Personne ne nous laissera rentrer chez nous." (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Volodymyr arrive au rendez-vous à bord d'un pick-up de l'armée, treillis militaire sur le dos. Le soldat de 35 ans est en pause, et cela tombe bien, ses traits sont tirés. "C'est comme un jour qui ne finit jamais", lâche-t-il, avachi sur le canapé. Le père de famille ne regrette pas une seconde d'avoir proposé ses bras au centre de recrutement, au début de la guerre. Mais voilà, trois ans déjà… "Les gens qui sont encore convaincus qu'il faut se battre jusqu'au bout ne savent absolument rien de la réalité du front. Ce sont des gens qui ne sont absolument pas affectés par la guerre." Lui-même en connaît, ce sont "souvent des proches qui ont bougé à l'étranger."

"Ils ne comprennent pas que derrière chaque mètre carré de territoire, il y a quelqu'un qui a perdu la vie."

Volodymyr

à franceinfo

Volodymyr se tourne vers son collègue. "Ce qu'on en pense de tout ça entre nous ? En fait, on n'a pas vraiment le temps d'en discuter", assure-il. Dans la foulée, l'ancien ouvrier dans le bâtiment convient que "le sujet" peut mettre mal à l'aise. "Je pense que, quelque part, inconsciemment, nous préférons simplement ne pas en parler. Parce que… Parce que c'est bouleversant. Parce que chacun peut avoir des pensées différentes." 

Un rapide coup d'œil à la pendule. Il doit déjà reprendre son poste et sa mission. Pour combien de temps encore ? "Dans un an, rien n'aura changé, parie-t-il. Personne ne nous laissera rentrer chez nous".

Svetlana Ftits, épouse d'un prisonnier de guerre : "La Russie est imprévisible"

Svetlana Ftits est sans nouvelles de son mari, Oleksander, depuis plus de deux ans. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

"Sans les ressources suffisantes, nous ne pourrons pas combattre la Russie éternellement", pose Svetlana Ftits, sans nouvelles de son mari, Oleksander, depuis plus de deux ans. Capturé le 19 mai 2022 à Marioupol, ce soldat du régiment Azov a été fait prisonnier par les forces de Moscou, et serait actuellement détenu d'une colonie pénitentiaire dans la région de l'Oural, au centre de la Russie. "A moins qu'il ne soit dans l'Altaï [à 2 000 kilomètres plus au sud de la Russie], je ne sais rien de sa situation…", peste la mère de famille de 50 ans, qui a fui Marioupol en mars 2022 pour se réfugier à Odessa.

Oleksander a été détenu dans la prison d'Olenivka (région de Donestk), en territoire occupé. Il apparaît sur des photos de prisonniers, piratées par des hackers ukrainiens. Après avoir survécu au bombardement mortel d'un baraquement le soir du 28 juillet 2022, il a ensuite été transféré en Russie, où ses proches ont perdu sa trace. 

"Il faut agir vite. Les prisonniers reviennent souvent de Russie en piteux état, certains dans des cercueils après avoir été torturés jusqu'à la mort."

Svetlana Ftits

à franceinfo

Agir vite, mais de quelle manière ? Svetlana avoue ne pas savoir quel chemin l'Ukraine doit emprunter pour que son mari lui soit rendu. Le combat contre la Russie, "pays qui n'est pas invincible, mais dont les moyens sont immenses", lui paraît de plus en plus vain. Les combattants du régiment Azov ont par ailleurs été condamnés pour terrorisme par la Russie, et ne sont donc plus reconnus comme des prisonniers de guerre, ce qui complique leur libération. Pourtant, à chaque capture de soldats russes par l'Ukraine, comme cela est encore arrivé le 16 janvier à Koursk, l'espoir renaît chez Svetlana, qui se prend à rêver d'un échange de détenus.

A ses yeux, le gouvernement ukrainien "fait tout ce qu'il peut" pour obtenir l'arrêt des combats et le retour de ses soldats capturés, "mais en face, la Russie est imprévisible", déplore-t-elle. Face à ce voisin menaçant, il faudrait des garanties de sécurité, "ou alors construire des murs extrêmement hauts pour se protéger de toutes les atrocités qu'ils ont commises et peuvent commettre à nouveau", lance Svetlana. Dans l'attente de son mari, elle manifeste régulièrement, le dimanche, "pour rappeler au gouvernement ukrainien que les prisonniers de guerre ukrainiens sont en danger", et envoyer "un signal" à la Russie. Parmi les slogans qu'elle reprend à son compte, figure cette phrase : "La captivité tue, ne restez pas silencieux."

Svetlana Kravchenko, mère d'un soldat fait prisonnier : "Les Américains n'ont pas été assez stricts"

Svetlana Kravchenko montre une photo de son fils Pavlo, fait prisonnier par les Russes. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Accepter une paix fragile avec la Russie, Svetlana Kravchenko, 53 ans, n'arrive pas à s'y résoudre. "Bien sûr qu'à un moment, il faut réfléchir à des négociations. Mais en même temps, je n'arrête pas de penser à tout ce qui a été perdu. Non pas aux dégâts matériels et financiers, mais à tous ces morts et ces vies bouleversées", confie cette mère de famille, dont l'un des deux fils, Pavlo, 22 ans, est lui aussi prisonnier de guerre en Russie. La dernière fois qu'elle a pu le serrer dans ses bras, "c'était le 23 janvier 2022, pour mon anniversaire", raconte-t-elle, les yeux embués. Après cette visite, elle n'a reçu qu'un appel, un bref message et une photo, qu'elle a imprimée et ne quitte plus.

Le 18 mai 2022, ce soldat du régiment Azov, s'est rendu après avoir tenu le siège de l'usine Azovstal, à Marioupol. "Depuis, je ne sais absolument rien, à part qu'il n'a pas été tué dans l'explosion de la prison d'Olenivka et se trouve certainement loin, très loin en Russie", confie-t-elle. 

"Je pense qu'il faudrait demander aux soldats sur la ligne de front ce qu'ils pensent des négociations. C'est à eux d'avoir le dernier mot."

Svetlana Kravchenko

à franceinfo

De Donald Trump, Svetlana espère un renforcement des sanctions contre la Russie ce que Scott Bessent, probable futur secrétaire au Trésor, a d'ailleurs laissé entendre jeudi, comme l'a rapporté la chaîne CBS. "Les Américains n'ont pas été assez stricts, il faut appliquer ces mesures plus rigoureusement et forcer la Russie à négocier, même cela est difficile face à un Etat terroriste qui ne respecte aucune règle", soupire la mère de famille. "Je suis certaine que, dans tous les cas, je ne pourrai pas rentrer chez moi à Severodonetsk", lâche-t-elle. Cette ville de l'Est ukrainien a été largement détruite et se trouve désormais sous occupation russe.

"Même si les combats s'arrêtent, la Russie pourrait accumuler à nouveau des armes, notamment dans les territoires occupés, et reprendre ses attaques", craint-elle. Par ailleurs, tant que les combats continuent, des soldats russes peuvent être capturés, ouvrant la voie à des échanges. "Il faudrait toutefois qu'il s'agisse de hauts gradés ou de pilotes pour qu'un échange puisse avoir lieu", dit-elle. "Sinon, c'est peine perdue. Moscou n'en a rien à faire du reste de ses soldats, même quand les femmes et les mères de prisonniers russes protestent". Comme d'autres proches de prisonniers de guerre, Svetlana manifeste presque tous les dimanches. "Quoi qu'il arrive, je ne permettrai pas qu'on oublie mon fils et les autres prisonniers de guerre", prévient-elle.

Oleksiy Chornyy, mobilisé à Kherson : "Les négociations sont un piège"

Oleksiy Chornyy, 40 ans, pilote des drones à Kherson. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

C'est déjà le dernier jour de permission d'Oleksiy Chornyy. Dans quelques heures, le soldat de 40 ans dira de nouveau au revoir à sa femme et reprendra la direction du front de Kherson. La guerre, il la voit et l'entend de près : il pilote des drones. Les possibles négociations ? "Un piège, une fausse bonne idée". "La Russie n'est pas un pays digne de confiance, ils ne respecteront aucun accord, s'agace celui qui s'est d'abord fait connaître en tant que leader du mouvement pro-européen EuroMaidan à Odessa. Il n'y a qu'à ouvrir un livre d'histoire pour s'en rendre compte. Les frontières de la Russie n'ont été fixées que là où ce pays a été arrêté." Il compare le régime russe à celui d'Adolf Hitler, et fustige le laxisme des Européens "qui ont laissé faire Poutine". 

"Les Russes élèvent de nouvelles générations de combattants qui seront forcées de faire la guerre. Tout cessez-le-feu ne serait que temporaire, car la menace ne disparaîtra pas. Les Européens vont acheter du gaz et du pétrole à la Russie, qui pourra alors s'armer davantage."

Oleksiy Chornyy

à franceinfo

Les promesses de Donald Trump ? Il n'y croit pas beaucoup plus. "Ce sont des discours de campagne, balaie-t-il. Tout accord rapide se fera forcément au détriment de l'Ukraine. Et ça ne pourra pas durer."

Avant de partir faire une nouvelle fois son sac, Oleksiy explique que les Ukrainiens sont fatigués. Il appelle à ne pas se laisser abattre et voit dans certaines vidéos critiques de l'effort de guerre ukrainien une forme de guerre psychologique menée par Moscou. "Il faut que notre gouvernement intensifie ses efforts de communication pour booster le moral", tape du poing l'ancien activiste. Il marque une pause. "L'usure est surtout émotionnelle, notamment pour ceux qui ne peuvent pas voir grandir leurs enfants. Moi, j'ai de la chance, ma femme n'a pas fui l'Ukraine et elle me retrouve dès que possible". Quelques larmes coulent sur le visage du couple.