Guerre en Ukraine : pourquoi la menace russe pousse-t-elle certains pays européens à sortir de la convention interdisant les mines antipersonnel ?
Les pays européens voisins de la Russie vont-ils tous miner leurs frontières ? Le président Volodymyr Zelensky a signé dimanche 29 juin un décret en vue d'un retrait de l'Ukraine de la Convention d'Ottawa, qu'elle avait rejointe vingt ans plus tôt. Ce texte, ratifié par 160 pays, dont la France, interdit à ses signataires l'utilisation de mines antipersonnel. La décision de Kiev, motivée par la guerre déclenchée sur son territoire par Moscou, est loin d'être isolée en Europe. En mars dernier, la Lituanie, la Lettonie, l'Estonie ainsi que la Pologne avaient annoncé leur décision de quitter le traité. La Finlande leur avait emboîté le pas, en avril. Pour toutes, une même justification : la menace militaire de plus en plus pressante que fait peser la Russie.
Adoptée en 1997 et entrée en vigueur deux ans plus tard, la Convention d'Ottawa interdit non seulement l'emploi, mais aussi le stockage, la production et le transfert des mines antipersonnel, conçues pour être enterrées ou dissimulées dans le sol. Déclenchées au contact ou à proximité d'une personne, ces armes peuvent tuer ou provoquer de graves blessures et restent souvent actives après un conflit, empêchant ainsi le retour des populations.
"La signature de ce traité est intervenue après une forte pression internationale, notamment après la guerre du Vietnam et la guerre de l'URSS en Afghanistan, qui ont laissé derrière elles d'énormes territoires minés", rappelle Léo Péria-Peigné, spécialiste des questions d'armement à l'Institut français des relations internationales (Ifri). Cette convention a aussi été adoptée "à un moment où de nombreux pays réduisaient leurs dépenses en matière de défense", souligne l'expert. Trente ans plus tard, la donne a changé.
"Affronter un pays qui ne respecte pas les conventions internationales"
Plusieurs Etats, producteurs ou utilisateurs de mines antipersonnel, n'ont en outre jamais adhéré au texte. C'est le cas des Etats-Unis, de la Chine, de l'Inde, de la Corée du Sud, du Pakistan... mais aussi de la Russie. Moscou utilise d'ailleurs régulièrement les mines dans les zones d'Ukraine qu'elle occupe. En 2022, première année de la guerre sur le sol ukrainien, les mines y ont fait plus de 600 morts et blessés, rapporte l'ONG Amnesty International.
Aux yeux de Léo Péria-Peigné, la sortie de la Convention d'Ottawa annoncée par l'Ukraine et cinq autres nations européennes n'a rien de surprenant. L'utilisation des mines, face à un "ennemi qui les utilise aussi", est justifiée "par le risque existentiel" qu'encourent les pays limitrophes de la Russie, juge l'expert. "On espérait ne pas revoir de conflit de haute intensité, mais les pays redécouvrent ce qu'il faut faire pour affronter un pays qui ne respecte pas les conventions internationales, qui est mobilisé, et qui a des moyens conséquents", analyse Léo Péria-Peigné.
"Face à un Etat qui ne respecte pas le droit international, ne pas utiliser ces mines serait injustifiable pour la population."
Léo Péria-Peigné, spécialiste des questions d'armement à l'Ifrià franceinfo
"Ces pays se battent ou s'apprêtent à affronter un pays qui a une population bien plus importante que la leur, avec une armée beaucoup plus petite et sans la garantie de pouvoir compter sur leurs alliés, notamment l'Otan", développe Léo Péria-Peigné. En cas d'invasion russe, la fortification de la frontière des pays baltes et l'installation de mines "rendront une agression plus coûteuse et permettront de la ralentir", avance l'expert. Pour autant, "il ne s'agit pas de faire comme l'armée russe", prévient-il, mais "d'en faire un usage localisé, surtout défensif, restreint à un cadre connu".
L'Ukraine comme la Lituanie ne disent pas autre chose pour justifier leur acte. La décision est certes "difficile", mais elle est "nécessaire et proportionnée" au regard de "la priorité absolue qui est de défendre notre Etat contre l'agression brutale de la Russie", a fait valoir le ministère des Affaires étrangères ukrainien. Moscou "fait preuve d'un cynisme extrême dans son utilisation des mines antipersonnel", a également accusé le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. "La Russie utilise tout en Ukraine pour tuer des innocents, et nous prenons toutes les mesures pour dissuader et, si nécessaire, protéger nos citoyens", a de son côté prévenu la ministre de la Défense lituanienne, Dovile Sakaliene, en mai dernier, après la validation par le Parlement du pays du retrait de la Convention d'Ottawa.
Pas de retrait de l'Ukraine avant la fin de la guerre ?
Ces désengagements européens ont provoqué l'indignation de nombreuses ONG. "Un pays qui rompt avec une norme internationale crée un dangereux précédent. Il peut créer un effet domino", s'inquiète Handicap International dans un communiqué publié le 26 juin, jour d'une rencontre à Genève (Suisse) des signataires du traité. Les "justifications [des pays qui se retirent] contrastent fortement avec le consensus mondial écrasant selon lequel le coût humanitaire des mines terrestres dépasse de loin tout avantage tactique", a de son côté dénoncé mardi dans un communiqué la Campagne internationale pour l'interdiction des mines antipersonnel.
"Ce sont les civils qui sont les premières victimes" de ces mines, s'inquiétait en avril Bénédicte Jeannerod, directrice du bureau de Paris de Human Rights Watch, sur France Inter. En 2023, les mines ont fait 1 983 morts et 3 663 blessés, selon le moniteur des mines publié fin 2024 par la Campagne internationale pour l'interdiction des mines antipersonnel. Pas moins de 84% des victimes sont des civils, selon l'ONG.
Si le retrait du traité des pays baltes est en cours, celui de l'Ukraine ne sera pas immédiat. Le Parlement ukrainien, la Rada, devra d'abord voter en faveur d'une telle décision, que Kiev devra ensuite notifier à l'ONU. Le retrait prendrait normalement effet un semestre après cette notification. Cependant, en vertu de la Convention d'Ottawa, si "à l'expiration de cette période de six mois, l'Etat partie qui se retire est engagé dans un conflit armé, le retrait ne prendra pas effet avant la fin du conflit armé". Une réalité que le président ukrainien a en tête, soulignant, dans son message quotidien dimanche, que l'Ukraine est "consciente de la complexité de la procédure de retrait".