Covid-19, Ukraine, défense, économie... Comment la succession des crises accélère la construction européenne

Qui se souvient du mardi 21 juillet 2020 ? Emmanuel Macron avait alors salué une journée "historique pour l'Europe". L'Union européenne venait en effet d'adopter un plan de relance massif de 750 milliards d'euros. Pour se remettre de la pandémie de Covid-19, les Vingt-Sept s'étaient accordés pour emprunter ensemble. Les réticences initiales des pays scandinaves et de l'Allemagne avaient fini par être balayées en quelques semaines de négociations, car il fallait répondre à "un choc économique sans précédent", selon la Commission européenne.

"Mine de rien, cet emprunt commun, c'est un énorme tabou qui est tombé", se souvient l'eurodéputée socialiste Aurore Lalucq. Il symbolise même une période charnière pour l'UE, qui a enchaîné en quelques mois des décisions encore impensables quelques années plus tôt. Cinq ans plus tard, face à la menace russe et à la politique de Donald Trump, l'UE se trouve à nouveau dans un moment critique de son histoire.

L'achat commun de vaccins, une révolution

Au début de l'année 2020, le Sars-CoV-2 se répand en Chine et commence à atteindre l'Europe. Les Vingt-Sept naviguent entre inquiétude et déni. La pandémie prend pied sur le Vieux Continent, d'abord en Italie. C'est la panique. En quelques semaines, les frontières se ferment malgré l'espace Schengen et les populations sont confinées – en France le 17 mars –, sans coordination. "Il y a eu des hésitations au départ [sur la réponse à apporter à la crise], avec un réflexe national assez peu surprenant", se souvient l'eurodéputée Renaissance Valérie Hayer.

L'UE apparaît divisée, impuissante et bien mal équipée pour gérer une pandémie. Elle est critiquée par la presse pour son manque de coordination. Mais très vite, à l'échelle des institutions, des discussions s'organisent, d'abord sur le plan de relance, bientôt appelé "NextGenerationEU", mais aussi sur d'autres sujets. En juin 2020, la Commission présente sa stratégie vaccinale et propose d'acheter les futures doses de vaccin anti-Covid pour toute l'UE. Une révolution alors que le bloc ne dispose de presque aucune prérogative en matière de santé. 

Initialement critiquée pour sa lenteur relative dans l'obtention des vaccins au début de l'année 2021, notamment face au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, l'UE est finalement récompensée d'avoir misé sur des doses efficaces – de Pfizer-BioNTech et Moderna – à un tarif plus abordable que d'autres pays. A la fin de l'année, "près de 952 millions de doses de vaccins avaient été livrées à ses Etats membres et 80% de la population adulte de l'UE était complètement vaccinée", selon un rapport de la Cour des comptes européenne. A titre de comparaison, au Royaume-Uni, ce chiffre était de 82,4% à la même période, selon le gouvernement britannique.

L'action européenne rendue "tangible" par la pandémie

Quelques mois plus tard, c'est le pass vaccinal européen, centralisé par Bruxelles, qui permet aux Européens de traverser à nouveau les frontières. En un peu plus d'une année, l'UE a franchi des étapes importantes de son histoire. "Cette mobilisation contre le Covid, et ses conséquences, a provoqué une relance de la construction européenne", estime Sylvain Kahn, chercheur au Centre d'histoire de Sciences Po et spécialiste des questions européennes. "Cette crise a accéléré le retour de la politique au niveau européen, démarré avec la mise en place du Pacte vert. On se rend compte que l'Union a les moyens de répondre", analyse de son côté l'eurodéputée verte Marie Toussaint.

D'un coup, c'est comme si l'UE était entrée de façon concrète dans la vie des citoyens. "La valeur ajoutée de l'action européenne est apparue de façon très tangible, alors qu'avant, elle apparaissait comme lointaine", souligne Sophia Russack, chercheuse au Centre for European Policy Studies à Bruxelles. Un nouveau cycle s'ouvre alors pour l'opinion. "Pendant de longues années, l'UE était perçue négativement, notamment durant la période de la crise de l'euro en 2010", complète la spécialiste.

"A l'époque, la solidarité était vue comme quelque chose de négatif, puisqu'il fallait aider les économies d'autres pays. Cela a changé durant le Covid-19, où cette solidarité est apparue comme bénéfique, puisqu'elle a évité une compétition entre les Etats membres".

Sophia Russack, chercheuse au Centre for European Policy Studies

à franceinfo

Evidemment, cela "ne veut pas dire que l'UE est perçue par tous comme parfaite", tempère Sylvain Kahn. Cinq ans après le Covid-19, les critiques contre l'Union n'ont pas disparu, tout comme les questions sur la façon dont la Commission a géré l'achat des vaccins dans l'affaire du "Pfizergate". "Mais une majorité de citoyens européens pensent toujours que certaines politiques doivent être menées à l'échelle européenne", souligne le chercheur.

"Les citoyens attendent que l'UE les protège"

Les eurobaromètres, qui prennent le pouls des citoyens du Vieux Continent plusieurs fois par an, confirment ce sentiment. Ils sont 51% à faire confiance à l'UE, selon la dernière étude publiée en novembre 2024, un chiffre jamais atteint depuis 2007. Certaines politiques européennes sont même plébiscitées, comme l'euro, soutenu par 74% des citoyens. "On voit également que les Européens ont des attentes sur les questions de défense, d'immigration et de lutte contre le réchauffement climatique", ajoute Sylvain Kahn. 

L'invasion russe de l'Ukraine en février 2022 n'a fait que renforcer ce sentiment. "Dans un monde où la géopolitique est bouleversée, les citoyens attendent que l'UE les protège", tranche Aurore Lalucq. Pour y répondre, l'UE a mobilisé des outils inspirés par les avancées obtenues durant la crise liée au Covid. "Les achats communs de vaccins ont mené à l'achat en commun de gaz", pointe en exemple Marie Toussaint. 

La Commission, grâce à l'habileté politique de sa présidente, Ursula von der Leyen, s'est montrée réactive, utilisant le dispositif de Facilité européenne pour la paix afin de fournir des armes à l'Ukraine, sans avoir à modifier son budget. En tout, 145 milliards de dollars d'aide ont été fournis par l'UE à Kiev depuis le début de la guerre, selon des chiffres officiels. Ralentie de façon inhérente par son processus de décision, fondé sur la recherche du compromis, l'UE a tout de même été capable de faire passer 15 paquets de sanctions contre la Russie en trois ans. "Quand on racontera cette histoire dans 30 ans, et que ça prendra quatre pages, on ne dira même pas qu'il y a eu des débats avec des pays qui étaient contre, comme la Hongrie", prédit Sylvain Kahn.

Face à l'enchaînement de crises, l'UE s'est rendu compte qu'elle pouvait faire plus qu'elle ne le pensait. Les débats sur l'évolution des traités ont été mis de côté. "Les dirigeants européens utilisent la boîte à outils telle qu'elle est pour résoudre les problèmes", souligne Sylvain Kahn. "Les Européens sont désormais surtout focalisés sur la manière dont l'UE peut réagir aux challenges qui lui font face", confirme Sophia Russack. 

Répondre à l'électrochoc Trump

Cinq ans après la pandémie de Covid-19, les Vingt-Sept font face à une nouvelle menace existentielle. Les revirements de Donald Trump sur l'Ukraine et sur le soutien aux alliés de l'Otan effraient les Européens. Pire, ces derniers sont mis de côté alors que le président américain tente de négocier la paix en Ukraine directement avec Vladimir Poutine, sans l'UE et sans KievLe lancement d'une vraie politique de défense européenne, réclamée depuis des années par plusieurs voix, dont celle d'Emmanuel Macron, devient nécessaire.

La position américaine avait beau être attendue, elle n'en est pas moins un choc, alors que la construction européenne est fondée sur les garanties de sécurité accordées par les Etats-Unis grâce à l'Otan et les échanges commerciaux. "Ce qui est difficile pour l'UE, c'est que le monde dans lequel elle s'est développée n'existe plus. Il y a un deuil à faire pour pouvoir passer à autre chose et être en capacité de répondre", s'alarme Aurore Lalucq. 

La transformation des Etats-Unis d'allié à concurrent agit déjà comme un électrochoc. Début mars, la Commission a présenté un plan visant à "réarmer l'UE", pour un montant de 800 milliards d'euros. Du jamais-vu. Les Etats membres, eux, promettent d'investir plus dans leur défense. L'Allemagne, sous la houlette du futur chancelier Friedrich Merz, se prépare à investir 500 milliards d'euros sur dix ans et à se débarrasser de son frein à l'endettement. "Donald Trump accentue encore plus la prise de conscience que l'UE peut et doit être un acteur diplomatique", estime Marie Toussaint. 

L'UE pourrait bien aller encore plus loin. Inspirés par le plan de relance, qui devait pourtant être unique, certains pays appellent de leurs vœux un nouvel emprunt commun pour financer la défense européenne. "C'est toujours plus facile de faire les choses une deuxième fois, mais il faut rester prudent, car l'Allemagne bloque encore", explique Sophia Russack.

La montée de l'extrême droite pourrait fissurer l'unité

La suite de l'histoire dépendra, comme toujours, de la disposition des Européens à continuer à s'entendre. La montée de l'extrême droite au Parlement européen et dans plusieurs pays de l'UE, dont l'Italie, la Slovaquie ou la Finlande, pourrait semer la discorde parmi les Vingt-Sept. "On a des dirigeants qui se prétendent patriotes, Viktor Orban en Hongrie, Giorgia Meloni en Italie, et puis qui se comportent comme des courtisans de Donald Trump alors qu'il nuit aux intérêts européens, comme sur les droits de douane", tance Valérie Hayer.

Le risque est immédiat : que chaque pays joue pour lui-même face à la Russie et aux pressions commerciales américaines – jeudi, Donald Trump a menacé d'imposer 200% de droits de douane sur les vins et alcools européens. " Cela risque de mettre un coup d'arrêt aux avancées européennes, estime Marie Toussaint. Pourtant, on a besoin de plus d'UE face aux défis écologiques, climatiques et à la désindustrialisation." Face aux multiples crises, Sylvain Kahn veut croire que le projet européen s'adaptera : "Si vous regardez les choses dans la durée, vous êtes bien obligé de constater qu'au fur et à mesure que les décennies avancent, les Européens s'attaquent aux défis, de plus en plus dans le cadre de l'UE."