7 octobre : «Tant que le dernier otage ne sera pas libéré, les Israéliens auront l’impression de vivre encore ce “samedi noir”»
Anaële Maman est chroniqueuse juridique sur Europe 1, chargée d'enseignement en droit à l'université Panthéon Sorbonne et Assas, réalisatrice du documentaire «Israël: de la mort à la vie», disponible sur YouTube.
LE FIGARO. - Vous avez tourné, trois semaines après les attaques terroristes du Hamas, un documentaire sur les traces qu'a laissées le 7 octobre dans la société israélienne. Pourquoi cette volonté de filmer, non pas l'attaque en elle-même, mais ses conséquences ?
Anaële MAMAN. - Mon idée était en effet de documenter, non pas le 7 octobre en lui-même, mais le jour, les semaines et les mois d'après : l'indicible état dans lequel les Israéliens se sont levés au lendemain de ce samedi noir qui constitue, à n'en pas douter, la pire attaque qu'a connue leur pays depuis sa fondation. Car, en effet, je n'ai pas voulu «donner à voir» le drame en lui-même. Pourtant, ce drame était visible. Filmé en temps réel par ses auteurs. Largement diffusé sur les réseaux sociaux. Transformé en spectacle macabre aux yeux du monde entier. Contrairement aux nazis, qui s'efforçaient de se cacher les preuves de leur barbarie, de se dissimuler en tant que criminels, les terroristes du Hamas, en parfaits héritiers des monstres de Daech, ont choisi de montrer : de rendre criant ce qui est ineffable.
Si bien qu'en effet, le parti pris de mon documentaire peut sembler décalé : pourquoi faire appel aux témoignages et aux ruines, comme dans la documentation de la Shoah, quand il suffirait de montrer l'horreur telle quelle ? C'est d'abord la leçon de Lanzmann : la seule manière de restituer l'ineffable, c'est de conjurer toute tentation de voir. Étant donné qu'il est impossible de filmer directement l'horreur, il faut au contraire la faire «entendre», la dépeindre à travers la trace qu'elle laisse du côté des vivants. C'est aussi à cause de la nausée profonde que m'ont inspirée les images du 7 octobre, celles qui ont été prises par les islamistes du Hamas. Non seulement à cause de leur monstruosité - mais, plus profondément, parce qu'il me semblait inacceptable que cet événement soit filmé du point de vue des assassins. Ce que j'ai essayé de faire, dans ce documentaire, c'est d'inverser la perspective : de raconter le jour d'après dans les yeux des victimes.
Qu'est-ce qui vous a marquée à la rencontre des Israéliens ?
D'abord l'horreur. Les récits de l'horreur. Les signes de l'horreur. Cette maison entièrement brûlée, à Ofakim. Ces traces de sang, au sol, où l'on reconnaissait des silhouettes humaines. Ces bâtisses de Kfar Aza éventrées de partout. Contre un mur, les traces noires d'un habitant brûlé vif au sein de son abri. Le soutien-gorge d'une victime qui est resté par terre, comme un stigmate de son dernier supplice. Les témoignages impossibles à entendre, et pourtant scrupuleux, que m'ont livrés les rescapés de cette orgie barbare. Un festivalier sur un fauteuil roulant, racontant comment des terroristes l'ont mitraillé comme s'il était un chien. Cet homme dont le cadavre de la nièce a mis des jours à être identifié, tant il était calciné. Cette habitante d'un kibboutz qui relate comment, après s'être cachée pendant des dizaines d'heures, elle a découvert la tête de son voisin transpercée par une hache. Cette ex-otage dont je comprends, à l'entendre, qu'elle subit des humiliations criminelles impossibles à décrire lors de sa captivité.
Des féministes ont insulté d'autres femmes juives, membres de « Nous vivrons », en les traitant de « putes » car elles avaient le malheur de condamner les viols massifs commis par les terroristes du Hamas.
Anaële Maman
La résilience, ensuite. C'est étrange à écrire mais, dès les premières semaines, le peuple israélien a fait preuve d'une incroyable unité. Cette société qui s'est vue mourir et a bien failli perdre l'idée de sa nation a, dès le lendemain du drame, laissé de côté ses divisions, oublié la crise politique sans précédent qu'elle avait traversée avant le 7 octobre - pour retrouver, dans les tréfonds de son histoire, une solidarité qu'elle avait peut-être perdue de vue. Ce sont, par exemple, ces centaines de bénévoles récoltant des vivres pour les rescapés. Ces centres commerciaux transformés en zones humanitaires. Ces hôtels accueillants, par milliers, les survivants des massacres. Ces restaurateurs, ces musiciens, ces psychologues, ces professeurs d'école qui, chacun à sa manière, ont réinventé leur métier du jour au lendemain pour aider les victimes.
Mais surtout la fragilité. Toutes ces certitudes qui semblaient s'ébranler. Cette barrière protectrice qui, malgré les milliards de dollars qu'elle a demandés, a été transpercée en quelques minutes par les terroristes du Hamas. L'armée qui a mis des heures à se rendre sur place. Les services de renseignement dont la faille se révélait cruelle. La high-tech nation impuissante à repousser ces parapentes sanguinaires. Le gouvernement de Netanyahou qui, tout à sa promesse de maintenir la sécurité d'Israël, n'a pas su empêcher la pire invasion jamais subie par cette jeune nation. Certains officiels qui peinaient à trouver les mots justes pour répondre à la situation. D'autres qui semblaient sourds à la souffrance des familles d'otages. Toutes ces questions, me semble-t-il, n'ont cessé d'infuser chez les Israéliens depuis ces douze mois.
Le 7 octobre a d'abord déclenché une émotion et une solidarité internationale puis a succédé une forme de relativisation ou de déni. Comment l'expliquez-vous ?
Malheureusement, l'homme s'habitue à l'horreur. À l'heure de la vidéosphère et des réseaux sociaux, les drames sont réduits à des événements éphémères. Regardez l'Afghanistan depuis le retrait américain : il y eut une solidarité absolue devant les images des civils accrochés aux avions de l'aéroport de Kaboul, puis ce pays - et le sort de son peuple - est retombé dans l'oubli. Il continue à l'ombre de nos bonnes consciences. Ainsi de la guerre en Ukraine, du 7 octobre, peut-être des prochains drames.
À lire aussi7 octobre: un an de descente aux enfers au Proche-Orient
Mais le déni du 7 octobre présente une singularité : il eut lieu en direct. Contemporain à l'événement. Comme un miroir paradoxal de leurs images pourtant flagrantes. Dès ce «samedi noir», et lors des jours qui ont suivi, nombreux furent ceux qui invoquèrent un complot, qui relativisèrent, qui accusèrent l'armée ou le gouvernement israéliens d'avoir tué ses propres civils, ou - version plus «chic» de cette barbarie - qui réclamèrent d'avoir davantage de preuves. La communauté féministe européenne n'a pas aidé, le silence qui s'est accompagné après qu'Israël a révélé que des viols avaient été commis sur des femmes a été hallucinant. D'autant que ce silence s'est accompagné de représailles le jour de la journée internationale de la femme.
Des féministes ont insulté d'autres femmes juives, membres de «Nous vivrons», en les traitant de «putes» car elles avaient le malheur de condamner les viols massifs commis par les terroristes du Hamas. Quel féminisme ! Comment peut se sentir une femme française juive après ce genre de réaction ? Beaucoup demandaient la preuve de ces viols. Mais n'est-ce pas l'inverse de ce que cherchent à imposer les associations féministes lorsqu'elles débattent sur le viol ? De permettre aux femmes qui ont été violées d'être crues ? Les otages qui sont revenus un mois après leur captivité ont révélé qu'elles avaient été violées. Pourquoi ne pas les croire ? Parce que juives ? C'est en tout cas l'état actuel de pensée de nombreuses femmes françaises.
L'État israélien aurait-il dû, selon vous, montrer davantage les images du pogrom filmées par le Hamas ?
Je pense que la réponse la plus simple serait de vous donner un exemple concret : la France. Est-ce que la France a dû montrer les images du Bataclan, de l'Hypercasher pour faire comprendre aux populations l'horreur de ces actes ? Je ne pense pas qu'un pays ait besoin de montrer les images d'une tentative de destruction de sa population par un groupe terroriste pour sensibiliser l'opinion mondiale. Pourquoi Israël en aurait-il besoin ? La violence n'est-elle pas déjà trop présente ?
Tant que le dernier otage ne sera pas rentré chez lui, les Israéliens auront l'impression que le 7 octobre n'est pas fini. Qu'ils vivent encore dans cette journée noire.
Anaële Maman
Regardez le document du Parlement israélien, qui rassemble une partie des images des GoPro et des caméras de surveillance des populations présentes dans le Sud, cela a totalement changé ma vie. Voir un acte antisémite, voir ce qu'on peut infliger à des personnes uniquement à cause de leur religion est traumatisant. C'est la première fois qu'on peut voir en masse la haine à l'état pur d'un individu envers une personne simplement en raison de sa religion. J'ai eu l'occasion d'organiser différentes projections en France, notamment dans des écoles, pour créer des groupes de parole.
On ne se rend pas compte à quel point les enfants ont été impactés par les images diffusées par les terroristes sur les réseaux sociaux le jour du 7 octobre. Ces images représentent au moins la moitié du document du Parlement israélien. Souvent, ils sont plus affectés que leurs parents ou leurs professeurs, car cet événement, ils ne l'ont pas vu sous sa forme «aseptisée» (dépêches de presse, images floutées à la télévision), mais dans son horreur brute via les réseaux sociaux. D'autant que lorsque des images ont été rendues publiques, les gens s'y sont habitués. On est même allé jusqu'à décerner un prix au photographe qui avait pris en photo le corps de cette jeune femme juive dans un pick-up, le jour du 7 octobre. Rendre les vidéos publiques conduirait à quoi ? À décerner un Oscar au complice ou au monstre qui les aura filmées ?
Demeure tout de même la question des otages. Cela divise-t-il la société israélienne ?
Bien au contraire, la question des otages est au cœur des préoccupations des habitants. Il n'y a pas une journée où leur nom n'est pas omniprésent dans la société. Affiché dans les villes. Invoqué dans les médias. Évoqué dans les cafés, les repas de famille, les discussions aussi. C'est le sujet brûlant, celui qui touche le cœur de chacun, qui fait beaucoup pleurer, qui énerve et qui désespère les citoyens. Les vidéos qui ont été diffusées au fur et à mesure de la captivité des otages sont ce qui a le plus impacté les citoyens. Ne pas savoir quel est leur sort est une atteinte à la citoyenneté de l'État. Tant que le dernier otage ne sera pas rentré chez lui, les Israéliens auront l'impression que le 7 octobre n'est pas fini. Qu'ils vivent encore dans cette journée noire.
Vous tentez aussi d'exposer le point de vue de certains Arabes israéliens. Comment la cohabitation se passe-t-elle ?
Lorsque je suis allée à Jaffa, une ville à la jonction de Tel Aviv, j'ai été très bien accueillie. Il y a une très bonne cohabitation entre eux. Un des habitants qui possède une boutique dans cette ville évoque leur vie ensemble et explique comment ils s'abritent lorsqu'il y a une alerte. Il n'y a pas de distinction ; quiconque dans la rue est invité à entrer dans l'abri qui se trouve derrière la boutique et à s'abriter ensemble. Ils patientent parfois de longues minutes, discutent, sourient avec un peu de tristesse et se disent au revoir une fois l'alarme stoppée.
À lire aussiUn an après le 7 octobre, la solitude des Français juifs
La plupart des Arabes israéliens ne voulaient pas que je les filme, par peur de représailles. Ils m'ont accueillie avec beaucoup de chaleur et ont évoqué leur tristesse pour les otages et les enfants tant israéliens que palestiniens. Un des témoignages est présenté dans mon documentaire : une jeune comédienne du théâtre de Jaffa parle à travers le combiné pour m'expliquer sa peine et sa crainte des tensions entre Juifs et Arabes que pourraient engendrer les attaques du 7 octobre. Mais parmi ces habitants, il y a un message d'espoir et de paix, de maintenir ce vivre ensemble et de continuer à s'aimer malgré parfois les prises de position.
J'ai été apaisée à Jaffa ; le monde montre vulgairement qu'il y a une impossibilité de vivre ensemble entre musulmans et juifs, mais en allant en Israël, on a du mal à y croire. De manière plus générale, à force d'essentialiser Israël, ses ennemis le fantasment. Ils en oublient les musulmans, les druzes, les bédouins, les chrétiens, les athées qui habitent, qui aiment, qui critiquent ce pays. Un pays fondamentalement cosmopolite, multiculturel, pluriconfessionnel - et dont la démocratie, imparfaite comme le sont toujours les démocraties, a conscience de l'être.
Un an après l'attaque, quelle est selon vous la portée de ce traumatisme ?
Je crois que la société israélienne ne s'est pas encore relevée. Ce qu'elle a vécu la dépasse, puisque le drame du 7 octobre appartient également à la mémoire juive et s'inscrit dans l'histoire, perçue comme immémoriale, de sa persécution quasiment éternelle. Sa solidarité retrouvée n'empêche pas le peuple politique de se rediviser, comme dans toute démocratie : le gouvernement actuel doit-il rester au pouvoir après ce drame impossible ? Faut-il négocier un cessez-le-feu avec les terroristes du Hamas afin de récupérer coûte que coûte les otages ? Ou bien combattre sans répit ses infrastructures militaires, afin de l'empêcher par tous les moyens de commettre un nouveau 7 octobre ? Les méthodes militaires employées à Gaza sont-elles légitimes ?
Faut-il au contraire donner raison à la communauté internationale qui ne les cautionne pas ? Ariel Sharon a-t-il eu tort, en 2005, d'ordonner le retrait israélien de la bande de Gaza, pensant que cette terre deviendrait le nouveau Singapour ? Ou bien est-ce Netanyahou qui a tort de soutenir la colonisation en Cisjordanie ? La paix avec les Palestiniens sera-t-elle possible un jour ? Est-ce au contraire un leurre éternel, une utopie qui empêche de cerner le réel ? Toutes ces questions déchirent jour après jour la société israélienne. Mais je ne crois pas qu'il faille y voir une faille. La grandeur même d'une démocratie, c'est d'être divisée. De se déployer au rythme d'affrontements idéologiques, aussi intenses soient-ils. D'aborder le futur avec des questions, à condition que ses luttes politiques adviennent sur fond d'une unité première.