Wolinski, Cabu, Tignous, Honoré, Elsa Cayat… Ces vies fauchées par la haine intégriste

Frédéric Boisseau, la première victime

Ceux qui l’aimaient l’appelaient Frédo. Frédéric Boisseau, 42 ans, chef d’équipe de maintenance pour la Sodexo, visitait, avec son collègue et ami Jérémy, une série de locaux dont ils allaient avoir la charge. Ils étaient dans la loge de l’immeuble de la rue Nicolas-Appert lorsque les frères Kouachi sont entrés, ont demandé où était Charlie et ont tiré sur ce salarié et père de famille que tout son entourage décrit comme très travailleur, jovial et fraternel. Premier tué, il a été le dernier enterré.

Tignous, « un vrai gentil »

Lorsque Tignous dessinait un personnage qu’il abhorrait, grand patron, ténor de droite, intégriste de tout poil, il l’entourait de mouches pour mieux le tacler. Toute son œuvre, à la fois irrévérencieuse et d’une grande sensibilité, témoigne de ses convictions et de ses engagements. Tignous, Bernard Verlhac pour l’état civil, venait d’un milieu ouvrier. Formé à l’École Boulle, il n’a jamais oublié ses origines modestes et s’est employé, toute son existence, à aider ses jeunes confrères et à intervenir dans les écoles.

Journaliste politique, homme de conviction, il avait le projet, confiait à l’Humanité son épouse Chloé Verlhac, de travailler sur les tribunaux des prud’hommes et sur les femmes battues, « parce que ça le dépassait ». Il a dessiné pour de nombreux titres, dont l’Humanité dimanche, pendant la décennie 1990, et Marianne. Il était, de l’avis général, « un vrai gentil ». Tignous mettait aussi un point d’honneur à être, de longue date, le délégué syndical de Charlie Hebdo. Fauché par les terroristes à l’âge de 57 ans, il était père de quatre enfants.

Wolinski, l’acuité du regard derrière la bonhomie

L’humour, ce n’est pas méchant. C’est juste une façon de voir le monde et de ne pas croire tout ce qu’on nous raconte », expliquait Georges Wolinski, en janvier 2011 dans l’Humanité. Lui a passé sa vie à dessiner, avec une sacrée insolence, de Charlie Hebdo à Action en passant par l’Humanité et Paris Match. L’acuité de son regard sur le système capitaliste rend ses dessins, aujourd’hui encore, d’une cruelle actualité.

Comme celui-ci, où un banquier réjoui compte ses billets en clamant : « Quelle année ! Je n’ai jamais eu mon coffre aussi plein », pendant que, de l’autre côté de l’image, une mère et sa fille se désolent devant leur réfrigérateur : « Quelle année, je n’ai jamais eu mon frigo aussi vide. »

Il a aussi réalisé des ouvrages autobiographiques, de l’enfance à Tunis aux petits boulots à Paris, avant la notoriété. Il a également beaucoup dessiné les femmes, en petite tenue, en se donnant toujours le mauvais rôle. Wolinski, qui cachait une vraie noirceur derrière la légèreté de ses dessins, a été exécuté par les frères Kouachi à l’âge de 80 ans.

Cabu, pourfendeur des travers de notre société

Cabu dessinait tout le temps. Dans la poche de son pantalon, Jean Cabut avait toujours un crayon et un carnet, sur lequel il croquait, à l’aveugle mais avec infiniment de justesse, ses contemporains. Ce fils de professeurs, à la coupe improbable et au regard malicieux derrière ses lunettes rondes, est né à Châlons-sur-Marne (aujourd’hui Châlons-en-Champagne, dans la Marne).

Il a publié ses premières œuvres dans le journal l’Union de Reims et ne s’est jamais arrêté ensuite, de Paris Match à Hara-Kiri en passant par Charlie Hebdo. Dans les années 1970, il se crée une vraie notoriété avec son personnage de « beauf » et celui du Grand Duduche.

À la même époque, il dessine régulièrement en direct dans l’émission Droit de réponse, de Michel Polac, et participe chaque semaine à l’émission pour enfants de Dorothée, Récré A2. Pacifiste, antimilitariste, il revendiquait son athéisme. Père du chanteur Mano Solo, décédé en 2010, il a été assassiné à l’âge de 76 ans.

Honoré, l’élégance de l’amoureux des mots

Son trait était élégant, tout en noir et blanc. À 73 ans, Honoré était l’un des piliers de Charlie Hebdo depuis sa recréation, en 1992. Le discret monsieur aux longs cheveux blancs a publié ses premiers dessins dans le journal Sud-Ouest, avant de travailler pour la Nouvelle Vie ouvrière, Libération, le Monde, les Inrockuptibles…

Amoureux des mots, Philippe Honoré a réalisé, des années durant, de délicieux rébus littéraires pour le magazine Lire. Cruelle ironie : son dernier dessin, qui représentait le chef de Daesh, Abou Al Baghdadi, présentant ses « vœux, et surtout la santé ! » , a été publié sur Internet quelques minutes avant l’attentat.

Ahmed Merabet, le policier abattu en pleine rue

Policier depuis 2008, Ahmed Merabet venait de réussir son concours d’officier judiciaire. Le 7 janvier 2015, il travaillait pour la dernière semaine comme gardien de la paix, au commissariat du 11e arrondissement de Paris. Arrivé en premier sur les lieux de l’attentat, il a été pris pour cible par les terroristes, qui l’ont blessé avant de l’achever d’une balle dans la tête. La vidéo de son exécution, postée par un passant, a fait le tour du monde. Originaire de Seine-Saint-Denis, il avait 40 ans.

Michel Renaud, l’amateur d’ailleurs

Il était un fou de voyages et aurait visité près de 70 pays dans sa vie. Ce 7 janvier 2015, Michel Renaud, journaliste, photographe et fondateur des Rendez-vous du carnet de voyage de Clermont-Ferrand, était venu rendre à Cabu, avec Gérard Gaillard, son ami depuis quarante ans, des dessins prêtés pour une exposition à peine achevée. Michel Renaud était très investi dans les questions relatives à la francophonie et au voyage. Il avait 69 ans.

Bernard Maris, l’économie comme arme émancipatrice

À Charlie Hebdo depuis la refondation du titre, en 1992, il était « Oncle Bernard ». Un auteur de billets économiques aussi vifs que pertinents sur la société telle qu’elle va. Au quotidien, Bernard Maris était à la fois un brillant économiste, plutôt progressiste, même s’il avait appelé à voter pour le traité de Maastricht en 1992.

Il a été professeur d’université à Toulouse, à Paris-8 et à l’université de l’Iowa aux États-Unis. Habitué des médias, il a tenu longtemps une chronique sur France Inter dans On n’arrête pas l’éco, le samedi matin, et participait, le vendredi, à un débat contradictoire avec son homologue libéral Dominique Seux.

Franck Brinsolaro, un héros discret

Chargé de la protection de Charb, Franck Brinsolaro aurait dû avoir 49 ans le 11 janvier 2015, jour de la manifestation en soutien aux victimes des attentats, dont il fut une des premières. Brigadier attaché au service de la protection des personnalités, il est entré dans la police à l’âge de 20 ans. Après un court passage par la BAC, il a réalisé des missions dangereuses, au Cambodge, en Afghanistan, au Kosovo, puis auprès du juge antiterroriste Marc Trévidic.

La psychiatre Elsa Cayat, seule femme victime de l’attentat

Elsa Cayat « voulait guérir l’âme par la parole », disait d’elle son frère Frédéric en 2015. Brillante, cette psychiatre et psychanalyste de 54 ans signait deux fois par mois une chronique dans Charlie Hebdo : « Charlie Divan », à côté de sa carrière de professionnelle de santé. Tous ceux qui l’ont approchée parlent de sa formidable exubérance et de ses qualités d’écoute.

Elle a beaucoup interrogé les questions de désir et de sexualité, les rapports hommes-femmes et la violence. Elle est entrée à Charlie Hebdo via l’un de ses anciens patients, le journaliste scientifique Antonio Fischetti. Lequel a d’ailleurs sorti, en décembre dernier, un film, Je ne veux plus y aller maman, commencé avec Elsa Cayat, et qui donne à voir, entre autres, l’intelligence humaine de la seule femme victime de l’attentat du 7 janvier 2015.

Mustapha Ourrad, le discret correcteur

Certains le surnommaient affectueusement « Mustapha Baudelaire ». Car Mustapha Ourrad a rencontré le poète et la littérature dans la bibliothèque des Pères Blancs, qui l’ont recueilli après la mort de ses parents en Algérie. Son amour de la chose écrite ne s’est plus jamais démenti.

Il s’est essayé, pendant deux ans, à la médecine, avant de revenir à ce qui le passionnait : les mots. À Paris, le métier de correcteur a comblé à la fois sa passion de la langue française et sa curiosité débordante. Il venait à Charlie le lundi. Le 7 janvier 2015, il a fait une exception, pour corriger un hors-série. Il avait 60 ans. Et n’a jamais tenu entre les mains ses papiers de naturalisation.

Le journal des intelligences libres

« C’est par des informations étendues et exactes que nous voudrions donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre et de juger elles-mêmes les événements du monde. »
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