TEMOIGNAGES. "On ne peut pas baisser nos prix de 15%" : trois entrepreneurs français expliquent comment ils tentent de s'adapter à l'accord douanier américain
Augmentation des prix, réduction des marges, changement dans la chaîne de production... Après l'accord douanier entre les Etats-Unis et l'Europe acté dimanche 27 juillet, de nombreux entrepreneurs français réfléchissent à des stratégies pour limiter son impact sur leur activité. Si la guerre commerciale a été évitée, une surtaxe de 15% sera appliquée par Washington à la plupart des biens fabriqués en Europe, arrivant sur le sol américain.
Certains secteurs comme l'aéronautique et l'automobile ont été relativement épargnés, tandis que d'autres ont pris de plein fouet ce nouveau régime commercial : les produits cosmétiques sont ainsi passés de 0 à 15% de droits de douane, entre janvier et juillet. Emmanuel Guichard, délégué général de la Fédération française des entreprises de la beauté (Febea) anticipe un manque à gagner d'"au moins 300 millions d'euros d'export", et "une menace sur 5 000 emplois en France".
Par ailleurs, un flou persiste autour de certaines industries comme les produits pharmaceutiques, les vins et spiritueux ou encore l'acier et l'aluminium, qui pourraient encore faire l'objet d'autres négociations. En pleine zone de turbulences, trois entrepreneurs français exportant vers les Etats-Unis partagent leur stratégie commerciale face à cet accord douanier.
Laurent Cohen, parfumeur : "Nos acheteurs comptent leurs centimes"
Depuis janvier, la problématique des droits de douane inquiétait Laurent Cohen, directeur général de l'entreprise de parfumerie Corania. "On a eu plusieurs sons de cloche. Au début, c'était 30%, puis 50%, 10% et finalement 15%. On a échappé au pire, et on peut maintenant envisager plusieurs scenari", témoigne-t-il auprès de franceinfo. Son entreprise familiale, basée aux Pennes-Mirabeau (Bouches-du-Rhône), est leader de la vente de parfums en grande distribution en France. Le marché américain absorbe un quart de sa production.
"Une solution, c'est évidemment de pouvoir augmenter nos prix. Mais n'oublions pas que cela a un impact direct sur la consommation de nos produits", souligne Laurent Cohen. "Nous sommes des spécialistes de la parfumerie accessible : contrairement au milieu du luxe, nos acheteurs comptent leurs centimes. Chaque euro, chaque dollar est important. D'ailleurs, nos partenaires américains nous alertent là-dessus : on risque de perdre des clients."
Laurent Cohen envisage également de faire diminuer le prix de revient de ses parfums. "Sur du très court terme, on pourrait augmenter le volume pour obtenir des produits moins chers. Réduire les marges, c'est aussi possible, et ça va être le fruit de négociations [avec nos partenaires]. Mais il ne s'agit pas d'une solution pérenne. Beaucoup de PME [ses fournisseurs] affichent déjà des marges assez basses", explique-t-il. L'entrepreneur se montre également très sceptique sur une éventuelle délocalisation de sa chaîne de production outre-Atlantique : "Plusieurs composants sur lesquels on travaille viennent d'Europe. Il y a un savoir-faire local sur les bouchons, les flacons, les pompes... Même si on fabriquait nos parfums aux Etats-Unis, on devrait importer ces composants, qui seraient taxés. Et on n'est pas certains que la qualité de la production sera à la hauteur", anticipe le parfumeur.
Jean-Charles Arnaud, fromager : "C'est un drame total"
"On a beaucoup de questions, mais pas beaucoup de réponses." Jean-Charles Arnaud, président des Fromageries Arnaud-Juraflore, a la sensation de se trouver dans une impasse face à cet accord douanier qu'il qualifie de "drame total". Une partie de ses produits laitiers, provenant de près de 300 producteurs, est commercialisée dans une trentaine d'Etats américains, aussi bien dans des magasins traditionnels que des enseignes de supermarchés. "On ne peut pas baisser nos prix de 15%. C'est impensable. A 15%, on est dans la vente à perte complète", tranche-t-il auprès de franceinfo. Une augmentation présenterait également de lourdes conséquences : "Répercuter ces 15% pourrait faire progresser le prix final du produit de 17 à 18%. Or, on est dans le marché de l'agroalimentaire, où la composante du prix est importante pour le consommateur. Si les ventes ne sont pas suffisantes, on peut craindre des déréférencements [retraits du produit d'un rayon]."
"Nous avons déjà encaissé un choc avec la fermeture de la Russie [qui a placé un embargo sur tous les produits agroalimentaires européens en 2014]. On a donc diversifié nos destinations d'export. Aujourd'hui, on vend dans une trentaine de pays, mais les Etats-Unis étaient notre premier débouché avec 5% des ventes", se désole le chef d'entreprise. "Construire une démarche à l'export, c'est un travail de long terme, de fourmi persévérante. Pour faire comprendre à un Américain ce qu'il y a derrière le terme 'comté', vous mettez 35 ans. Et une décision, du jour au lendemain, vient tout remettre en cause", déplore-t-il. En 2024, la France a exporté près de 350 millions d'euros de produits laitiers vers les Etats-Unis, ce qui en fait son huitième client mondial, selon le Centre national interprofessionnel de l'économie laitière.
Anthony Moses, négociant en vins : "Chacun doit travailler avec des marges inférieures"
"Il va falloir faire preuve de créativité." Anthony Moses, négociants en vins et codirecteur de Twins Bordeaux avec son frère Sébastien, n'a pas attendu l'accord douanier pour protéger son commerce de nouvelles taxes potentielles. Peu de temps après la réélection de Donald Trump à la Maison Blanche, en novembre, il a fait envoyer un tiers de son stock aux Etats-Unis, afin d'écouler le plus de produits possible avant d'éventuels droits de douane.
"Le plus gros de nos ventes se fait à partir des Etats-Unis [en livrant à des clients basés dans le pays qui ensuite vendent le vin aux consommateurs], et en cas de taxe [imposée par Washington], il est de notre responsabilité de nous en acquitter", explique le négociant. "On a envoyé le maximum de stock par voie maritime, et une partie par voie aérienne. Dans ce dernier cas, il s'agissait plutôt de vins chers, du très haut de gamme". Et si le coût de ce transport dans l'urgence a pu représenter des frais supplémentaires, "cela ne représentera pas grand-chose par rapport au surcoût engendré par des taxes potentielles", estime Anthony Moses.
Son secteur reste encore dans l'incertitude : il ne bénéficie pas, pour l'heure, de l'exemption "zéro tarif douanier" auquel a le droit notamment l'aéronautique. Si la surtaxe de 15% est effectivement appliquée, le président de la Fédération des exportateurs de vins et spiritueux de France, Gabriel Picard, anticipe jusqu'à "30% de hausse de prix", taux de change compris. "D'un point de vue psychologique, le consommateur final n'est pas prêt à accepter un surcoût tout de suite", estime de son côté Anthony Moses. "Dans les six prochains mois, il faut que chacun accepte de travailler avec des marges inférieures, même si celles-ci sont déjà faibles, car il y a beaucoup d'intermédiaires. Chez Twins, on va essayer d'absorber une grosse partie de la taxe. Nos fournisseurs et nos clients doivent aussi faire un effort." Une partie de la taxe devrait être répercutée sur le prix du produit. "Si on voit qu'une première augmentation de 5% passe, on fera passer l'intégralité de la taxe auprès du consommateur", affirme-t-il.
Le négociant en vins bordelais dit avoir pu anticiper cette stratégie commerciale grâce à un "travail de fond". "Nous sommes de nombreux opérateurs, français et américains, à contribuer financièrement à un fond associatif doté de lobbyistes et d'avocats, afin d'être au plus près de l'administration américaine", explique le chef d'entreprise. "Cela nous permet de comprendre ce qu'il va se passer, d'avoir de la visibilité sur les échéances, et de tenter de convaincre [l'administration] que la mise en place d'une taxe sur le secteur des vins et spiritueux est une absurdité", explique-t-il. "On fait des produits magnifiques, mais on n'a pas l'impression d'être très bien défendus. Je pense que l'Europe paie aujourd'hui des décennies d'immobilisme et d'errance", juge le commerçant.