Grindadráp, de Caryl Férey: la crevette et les orques
« J’ai peur que les lecteurs soient désarçonnés par l’aspect fantastique du livre. Mais j’explore quelque chose de nouveau. J’ai choisi d’écrire au présent et à la première personne. C’était difficile, au début, de se mettre dans la tête d’un autre et d’écrire “je”. » En ce premier matin de printemps, à deux pas du Louvre et de la Seine, l’auteur français phare de la « Série noire » (avec DOA) manifeste une angoisse légitime. Sa huitième « Série noire » est loin d’Okavango (2023), son précédent opus, situé en Afrique sur les traces des trafiquants d’ivoire.
Là, nous sommes aux îles Féroé. « Ce qui m’intéresse, à chaque nouveau livre, c’est de découvrir autre chose. Cette fois, je voulais parler des massacres des cétacés sur cette île qui dépend du Danemark et n’a signé aucun accord de protection des mammifères marins. Mon père ayant travaillé là-bas, je connaissais les lieux. Je suis depuis des années Sea Shepherd France. Coïncidence, Paul Watson , le fondateur en 1977 de l’ONG, était arrêté alors que je partais pour les Féroé ! J’ai lu énormément sur le sujet et avalé beaucoup de vidéos. »
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D’embruns et de sang
Le « grindadrap » du titre, c’est une coutume locale assez barbare qui consiste à réunir de nombreux hommes sur des embarcations pour refouler vers la terre les bans de baleines et les battre à mort. Problème : lors du dernier massacre, on retrouve parmi les cadavres de cétacés le corps très abîmé du chef du « grind ». Comme se sont échoués peu de temps auparavant deux membres de Sea Shepherd, la bête noire des pêcheurs, la tension monte. D’autant que l’un d’eux a filmé le massacre des baleines. Une tempête féroce dévaste l’île.
La première question qu’on vous pose, quand vous postulez à Sea Shepherd, c’est : “Êtes-vous prêt à mourir ?”
Caryl Férey
Un policier danois, hanté par une tragédie, est envoyé sur place. Le narrateur de cette histoire pleine d’embruns et de sang, humain et animal, est une crevette, un homme fragile, Gab, qui a travaillé pour un parc aquatique où il a été témoin du sort peu enviable réservé aux orques. Pourquoi le choix de cet antihéros, pas vraiment taillé pour le combat ? « Je voulais que ce soit un écorché vif. Quelqu’un qui n’a rien à perdre. La première question qu’on vous pose, quand vous postulez à Sea Shepherd, c’est : “Êtes-vous prêt à mourir ?” Beaucoup de gens traumatisés cherchant à compenser un drame s’engagent avec l’ONG. Gab est un gars qui ne respire que sous l’eau. »
Dès le début du roman, on voit cette crevette se jeter à la mer pour sauver une orque blessée par un hameçon. La scène est incroyable. Tout le roman de Férey est étonnant. D’où lui vient cette passion pour les cétacés ? « Cela fait longtemps que je m’y intéresse. J’ai lu les ouvrages du plongeur Pierre Robert de Latour, le “Frère des orques”. Ces animaux sont tout en haut de la chaîne alimentaire. Ils sont souverains, ne connaissent pas la peur et possèdent une intelligence supérieure. Et contrairement à la légende, ils n’ont jamais tué un humain en haute mer. »
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Évocation du chamanisme
L’autre aspect de ce polar maritime, c’est l’évocation du chamanisme. Caryl Férey s’est toujours passionné pour les liens qui existaient entre l’humain et le cosmos. C’est en lisant l’autobiographie de Jean Malaurie qu’il s’est dit qu’il tenait un bon sujet. « C’est l’histoire d’un géologue indépendant qui voulait partir au Groenland mais s’est retrouvé dans le Sahara, où il a failli mourir. Qui a ensuite obtenu une bourse pour se rendre enfin au Groenland, où il a manqué devenir fou en se perdant dans le blizzard avec ses chiens. Puis qui a finalement rencontré un chamane. Lequel lui a affirmé qu’il l’attendait depuis longtemps et souhaitait qu’il soit un ambassadeur pour son peuple… C’est dément ! À l’époque, tout le monde se moquait de Malaurie. Sauf Bachelard, qui l’a encouragé. J’adore ces histoires de dépassement de soi, de prise de risque. »
À ce propos, Férey a plongé en janvier dernier en mer de Norvège : « J’avais tellement rêvé de ces moments ! En fait, la mer était déchaînée. Au lieu de communiquer avec les orques, j’ai communiqué avec la mort ! » On a alors l’impression d’entendre parler Gab le plongeur. Preuve que ce roman en eaux troubles fonctionne parfaitement. Et encore, on n’a pas parlé des scènes d’amour !