En Ukraine, la suspension de l’aide américaine inquiète moins que les bombardements

Kriviï Rig, Kharkiv, Kiev (Ukraine), envoyé spécial.

La fine couche de neige qui tombe sur la région de Dnipro n’efface pas la terre rouge qui imprègne les routes, les bâtiments et les voitures. Les terrils, les gisements de fer et les combinats dominent le paysage industriel caractéristique de l’est de l’Ukraine et la centaine de kilomètres sur lesquels s’étend Kriviï Rig.

« Notre ville d’acier et de fer est connue pour l’exploitation du minerai, la sidérurgie et pour Makhno, raconte Yuriy Samoilov, dirigeant du Syndicat indépendant des mineurs d’Ukraine (NPGU). Elle est aussi liée hélas à notre président Volodymyr Zelensky. Son père a été professeur à l’université et son grand-père habitait le quartier » bolcheviki », et lui ne sait faire que la manche », s’emporte-t-il.

Avec le retour de Donald Trump, à la Maison-Blanche, son homologue ukrainien a essuyé une première décision inquiétante. Le dirigeant américain a ordonné un gel de quatre-vingt-dix jours de l’aide fournie par les États-Unis.

38 milliards de dollars depuis février 2022 via Usaid

L’Ukraine en est le principal bénéficiaire via l’Agence américaine pour le développement international (Usaid), qui a versé près de 38 milliards de dollars depuis le début de l’invasion russe en février 2022 : 2,4 milliards de dollars pour l’humanitaire, 5 milliards pour l’aide au développement et plus de 30 milliards de dollars pour l’aide directe au budget ukrainien.

Lundi 3 février, Elon Musk, qui est chargé par le président de réduire le fonctionnement et les budgets des administrations fédérales (Doge, département de l’Efficacité gouvernementale), a clairement affirmé que l’Usaid « devait fermer » après l’avoir accusée d’être « une organisation criminelle »

À Kriviï Rig, pour la plupart des habitants, cette décision passe au second plan. Les conséquences des bombardements russes sont visibles dans de nombreux quartiers. À la mi-janvier, un missile balistique a fendu un bâtiment dans le centre faisant au moins trois morts.

Tous les secteurs touchés

Alors que retentit la dixième alerte de la journée, les gens n’esquissent pas la moindre réaction. Au bout de trois années de guerre, les morts et l’inflation l’emportent sur la question des aides. « Nous attendons de voir comment cela nous touchera ou pas. Mais j’avoue qu’avec le front qui se rapproche sans cesse de notre région et de notre ville, les alertes continuent, les bombardements m’épuisent davantage », explique Marie, une institutrice désabusée d’une trentaine d’années.

À quelques kilomètres de la ligne de front, la deuxième ville du pays, Kharkiv, essuie déjà les impacts. Plusieurs ONG ont stoppé leur activité dans la lutte contre le déminage, la reconstruction, le soutien aux enfants ou aux anciens combattants.

« En Ukraine, l’arrêt brutal de ces financements touche tous les secteurs. Chaque jour, on découvre la fermeture d’ONG comme Veteran Hub ou d’autres programmes. Au niveau universitaire, il pourrait également y avoir des impacts mais minimes », constate l’universitaire Olena Muradyan. Veteran Hub, qui a été créée lors de la première guerre du Donbass en 2016, s’occupe des anciens soldats et de leur réinsertion dans la société ukrainienne.

Les médias indépendants en péril

L’autre effet plus méconnu vient des fonds versés par des organisations américaines à de nombreux médias dont The Kyiv Independent, Ukrainska Prava, Ukrainer et Gwara Media. Ce dernier, un site d’information indépendant lancé en 2022, après l’invasion, raconte les événements à travers diverses formes de contenu numérique : articles, fact-checks, reportages photo et vidéo.

The Kyiv Independent a lancé une collecte de fonds pour soutenir les médias locaux indépendants. « Nous ne pouvions pas rester les bras croisés et regarder nos collègues et partenaires perdre leurs équipes et suspendre leurs activités alors que le journalisme indépendant reste l’un des emplois les plus cruciaux en Ukraine aujourd’hui, en particulier près des lignes de front », a déclaré sa directrice Daryna Shevchenko.

De son côté, l’administration ukrainienne tente de comprendre l’impact concret d’une telle décision. « J’ai également ordonné de poursuivre l’audit des secteurs d’aide suspendus par les États-Unis, et il doit y avoir plus d’implication de notre part et de la part des Européens, en particulier dans les domaines humanitaire, sécuritaire et social. Nous devons soutenir notre population dès maintenant, en attendant la formulation d’une nouvelle politique américaine » a simplement répondu, la semaine dernière, Volodymyr Zelensky.

L’avenir de l’Ukraine déjà condamné ?

Dans la capitale, Kiev, qui vient d’essuyer ses premières chutes de neige, les syndicats s’inquiètent de la mesure de l’administration Trump. « Le président américain a décidé de bloquer le financement et menace une partie des formations de nos employés ou de leurs salaires qui émanaient du programme américain », constate Petro Tuley de la confédération syndicale KVPU.

L’inquiétude porte aussi sur le secteur de la santé, où les conséquences demeurent inconnues. « Le budget gouvernemental, les dons privés et les financements européens nous assurent un fonctionnement adéquat. Mais il faut voir sur des plus petites structures qui tenaient essentiellement avec ces financements américains », estime Oksana Fetisenko, directrice de l’hôpital d’Oboukov, qui accueille de nombreux soldats blessés.

Une autre préoccupation s’accroît : les discussions globales qui ont débuté entre les administrations états-unienne et ukrainienne. Si Donald Trump a jugé qu’elles se déroulaient « plutôt bien » avec les divers acteurs dont la Russie, les doutes grandissent à Kiev. Le marchandage a débuté de la part de Washington. « Nous cherchons à conclure un accord avec l’Ukraine pour qu’elle sécurise ce que nous lui donnons avec ses terres rares et d’autres choses », a indiqué Trump durant un échange avec des journalistes dans le Bureau ovale, le 3 février.

Cette proposition émane du plan de paix dévoilé en octobre dernier par Volodymyr Zelensky. Le président ukrainien avait évoqué un « accord spécial » avec les partenaires de son pays, permettant une « protection commune » et une « exploitation commune des ressources stratégiques » de son pays : uranium, titane, lithium, graphite et autres. Au grand dam de Yuriy Samoilov, qui ne veut pas voir ce « mendiant » hypothéquer le futur de l’Ukraine.

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