Droits de douane américains : "C'est brutal et ça ne soutient pas une politique industrielle de relocalisation", analyse l'économiste Léo Charles

C'est un véritable coup de tonnerre pour le commerce international. Le décret signé mercredi 2 avril par le président des Etats-Unis Donald marque le début d'une guerre commerciale inédite depuis des décennies. Avec des tarifs douaniers à hauteur de 10% minimum pour l'ensemble des importations entrant sur le territoire américain, Donald Trump entend relocaliser la production sur le sol américain. Des tarifs qui augmentent à 20% pour les produits provenant de l'Union européenne, et 34% de la Chine. Un coup de force injustifié et qui se montrera contre-productif analyse l'économiste Léo Charles.

franceinfo : Léo Charles, est-ce que les États-Unis ont raison de pratiquer ces hausses de tarifs ? Où est-ce que c'est Emmanuel Macron qui a raison en parlant d'une décision brutale et infondée ?

Léo Charles : Il y a sûrement un juste milieu. En fait, la stratégie de Trump du point de vue de Trump est assez logique. C'est un moyen de réaffirmer la puissance des Etats-Unis dans cette mondialisation. Les Etats-Unis sont les maîtres du jeu, les arbitres du commerce international, et avec la concurrence de la Chine, Donald Trump veut réaffirmer la puissance économique et ce rôle de régulateur des Etats-Unis. Donc de son point de vue, pourquoi pas ? Maintenant, c'est vrai que c'est brutal et ça ne soutient pas une politique industrielle ou une politique de relocalisation. Donc ça peut paraître effectivement un peu à côté de la plaque.

Mais est-ce que ça va avoir les effets espérés par le président des Etats-Unis ? Plus d'emplois pour les Américains et des Américains qui vont consommer davantage local, en quelque sorte ?

Très certainement que non.

"C'est difficile de savoir pour les droits de douane annoncés ce que ça va donner dans le futur. Mais on a un très bon exemple avec le premier mandat de Donald Trump où finalement ça n'a pas créé l'emploi, ça n'a pas aidé à réindustrialiser et ça a plutôt pesé sur le pouvoir d'achat des consommateurs américains".

Léo Charles, économiste à l'Université de Rennes II

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Et là, on semble aller dans la même direction.

Mais alors, dans ce cas-là, pourquoi s'acharne-t-il ainsi ? Si cela n'a pas fonctionné lors de son premier mandat, quelle est sa logique ?

Il faut différencier l'utilisation des droits de douane comme mesures protectionnistes, et une vision politique des choses. La vision politique de Donald Trump, c'est, comme je l'ai dit, une réaffirmation de la puissance commerciale des Etats-Unis. Alors que, par exemple, Joe Biden avait, lui, vraiment une utilisation des droits de douane pour un intérêt industriel.

Les filières concernées en France sont reçues par Emmanuel Macron à l'Élysée jeudi 3 avril : le luxe, les cosmétiques, l'industrie, les vins et spiritueux. Est-ce qu'elles ont raison d'être inquiètes aujourd'hui ?

Oui, tout à fait. C'est un marché qui est quand même assez important pour ces industries spécifiques. Et donc effectivement, on risque d'avoir des baisses d'exportations. Pour les entreprises du luxe, on sait que ça vise plutôt une classe de consommation aisée, et donc un surplus de 20 % du prix d'achat, ça pourrait ne pas avoir non plus énormément de répercussions pour la filière. Mais par contre pour la filière automobile par exemple, ça peut les mettre effectivement en difficulté.

Le porte-parole de la filière des cosmétiques, invité de franceinfo ce jour-ci, disait que tout le monde serait perdant dans cette affaire. Les producteurs comme les consommateurs. Est-ce que c'est vrai ?

Du point de vue américain, effectivement, tout le monde pourrait être perdant dans ce jeu joué par Donald Trump. Du point de vue européen, ça va dépendre de la réaction de l'Union européenne. Si elle décide de mettre en place à son tour des droits de douane. Mais effectivement, il n'y a aucun intérêt à ce qu'il y ait une escalade dans ses droits douanes réciproques imposés par les pays.

Il n'y a aucun intérêt à une escalade des droits de douane, mais on a compris quand même dans les prises de paroles d'Emmanuel Macron ou de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qu'il y aurait en tout cas une riposte de la part des Européens.

Oui, tout à fait. Il y a une riposte qui est prévue. On ne sait pas encore trop de quelle nature. En janvier, quand Donald Trump a commencé a annoncé ses droits de douane, Ursula von der Leyen a annoncé qu'on répliquerait "œil pour œil, dent pour dent". Puis finalement, ça a semblé s'assouplir parce qu’elle a mentionné l'idée de ne pas appliquer la politique industrielle neutre en carbone en Europe. Ça ne semble pas avoir satisfait Donald Trump en tout cas. En réalité, pour moi, la meilleure possibilité pour l'Union européenne de s'en sortir dans ces tensions commerciales, c'est en fait de repenser son modèle de développement.

"Aujourd'hui, l'Union européenne a une croissance tirée majoritairement par ses exportations et cherche la compétitivité à l'export. Or, ça pourrait être un moment historique pour se retourner sur son marché intérieur, développer la demande intérieure, et se relocaliser".

Léo Charles, économiste à l'Université de Rennes II

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C'est un peu le message d'optimisme que Donald Trump nous à d’ailleurs délivré pendant sa conférence de presse : c'était de dire que, finalement, les États-Unis allaient s'occuper d'eux-mêmes et que les autres pays devaient aussi s'occuper d'eux-mêmes.

Emmanuel Macron a appelé à une sorte de patriotisme économique de la part des entreprises françaises. Elles doivent stopper leurs investissements aux États-Unis. Est-ce qu'il a raison ? Est-ce que c'est une bonne stratégie ?

C'est toujours difficile d'en appeler au patriotisme des entreprises parce que rationnellement une entreprise, elle est là pour réaliser du profit, et donc s'il y a des opportunités d'aller aux États-Unis pour faire du profit, elles le feront quand même. Mais en fait, c'est là le risque pour Emmanuel Macron et pour l'Union européenne, c'est de voir un certain nombre d'entreprises aller directement aux Etats-Unis pour contourner les droits de douane. Et là, effectivement, Donald Trump pourrait avoir réussi en partie sans son pari.

Emmanuel Macron dit que pour les États-Unis, les mesures de Donald Trump vont avoir un impact immédiat et qu'elles seront de plus long terme pour l'Union européenne. Comment comprendre cela ? 

Effectivement, pour les États-Unis, le risque principal, c'est de voir une augmentation de l'inflation. À partir du moment où les produits importés sont taxés, ils vont être vendus plus cher et donc, on risque d'avoir de l'inflation, des conflits, un phénomène de tension sur les filières productives.

"Demander aux Américains de consommer tout de suite des produits américains, c'est simple, mais encore faut-il que l'industrie américaine soit en capacité de les produire"

Léo Charles, économiste à l'Université de Rennes II

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Pour l'Union européenne, ce sera sur du plus long terme, en fonction de la réaction, de si les flux commerciaux se détournent. Ça aussi c'est une possibilité. Donc c'est un peu plus flou pour l'Union européenne sur le long terme.

Des droits de douane à l'encontre des Etats-Unis éventuellement, mais peut-être aussi d'autres acteurs. Il a parlé de créer un agenda de protection commerciale, notamment s'il y a des conséquences un peu plus globales, et si, par exemple, face à des marchés américains qui se bouchent, des pays en Asie et notamment la Chine essaie d'apporter beaucoup de bien sur le marché européen. Est-ce que ça, c'est quelque chose qui pourrait arriver ?

Oui, effectivement. Le risque c'est que d'autres pays se détournent des Etats-Unis et aillent vers l'Union européenne. Après, le risque est limité parce que les exportations des autres pays vers les Etats-Unis sont quand même dans des secteurs très ciblés. Ce sont des besoins très précis de l'industrie américaine que l'Union européenne n'a pas forcément. Mais effectivement, il y a tout un modèle de commerce international ici à repenser. On est face à un besoin de réindustrialisation. Historiquement, il n'y a aucun pays dans le monde qui s'est industrialisé sans utiliser des mesures de protection. Et donc ça serait l'occasion, face à la à la mort de l'OMC, face au manque de réaction du monde, de se dire : profitons-en pour faire un protectionnisme intelligent, tourné vers les industries qui ont besoin de soutien et d’innovation. Ça pourrait être une nouvelle page qui s'ouvre pour l'Union européenne.