REPORTAGE. "Nous ne sommes pas le maillon faible de l'armée ukrainienne" : en immersion avec la brigade "Anne de Kiev" encore marquée par la désertion et la corruption

Elle porte un nom chargé d'histoire, symbole des liens anciens entre Paris et l'Ukraine. La 155e brigade mécanisée, baptisée Anne de Kiev, a été imaginée par les Ukrainiens début 2024, puis formée en France et équipée de canons français Caesar. Mais une fois envoyée au combat contre la Russie, cette brigade s'est retrouvée au cœur de plusieurs polémiques : mauvais traitement des soldats, désertions, matériel insuffisant, et même des actes de corruption révélés il y a deux mois. Depuis, l'état-major ukrainien a mené plusieurs réformes.

Près de Pokrovsk, dans le Donbass, le canon Caesar est en ordre de tir, niché dans un bosquet. Dans le ciel, des drones ennemis le traquent. Soudain, à deux kilomètres en arrière, la base de commandement détecte une incursion : un groupe de soldats russes est en approche. Demon, l'opérateur de radar ordonne : "Mettez-vous en position !". "Dès que le drone passe, on tire ! On garde les mêmes coordonnées ?", répond le commandant de canon. La réponse est claire : "Tire deux obus sur la cible, et je t'enverrai d'autres coordonnées."

"Je serais heureux si j'envoyais au moins un Russe en enfer aujourd'hui"

Près de nous, un officier s'empresse de régler la mire. "Feu !". Un tir, puis deux, puis sept. D'après le commandant du canon, les assaillants viennent d'être frappés de plein fouet. "Vous venez de voir comment on détruit un assaut. Je serais heureux si j'envoyais au moins un Russe en enfer aujourd'hui, et nous, là, on en a envoyé beaucoup en enfer, croyez-moi", se gargarise-t-il.

Ce qui intrigue en observant le Caesar, c'est le peu d'hommes présents pour l'opérer : un pour ajuster les paramètres de tir, un autre pour charger les obus, une seule équipe de nuit, une seule de jour. Une fois le calme revenu, nous interrogeons le commandant sur les désertions dans ses rangs. "Je n'ai aucun commentaire à faire rétorque-t-il. La seule chose que je puis vous dire, c'est que cette brigade fait son travail à merveille. Point barre."

La brigade a été déployée fin 2024. Formés en France, plusieurs fois réaffectés, ces soldats n'avaient aucune expérience et se retrouvent ici par la force d'une vague de mobilisations. 30% d'entre eux ont abandonné leur poste. Oleg, l'un des opérateurs du canon, veut aller de l'avant. Il explique avoir été "bien accueilli en France. On a eu trois sorties pour nous entraîner au combat. Les instructeurs français étaient des opérateurs de canon professionnels, ils avaient une expérience de guerre en tant qu'officiers, donc l'enseignement a été très efficace."

"Concernant les déserteurs, c’est leur choix ! Je ne les blâme pas, chacun fait ce qu’il veut, chacun a sa vision de la défense de l’Ukraine.”

Oleg, l’un des opérateurs du canon Caesar sur le front ukrainien

à franceinfo

Les obus sifflent, nous laissons le Caesar et ses hommes pour nous abriter dans la base arrière, où le visage sévère du chef de la division esquisserait presque un sourire. Lui, conteste l'hypothèse de l'avancée inexorable des Russes : "Leur tactique, c'est de jeter sans réfléchir tous leurs hommes et tous leurs engins dans la bataille, juste pour atteindre leurs objectifs. Mais le plus souvent, ils ne les atteignent pas", estime-t-il.

Il reconnaît en revanche que les 900 millions d'euros dépensés pour mettre Anne de Kiev sur pied n'aboutissent pas toujours à des résultats tangibles. "Ce qui nous manque le plus, ce sont des hommes. On en a besoin pour faire des rotations, pour leur donner la possibilité de se reposer, d'avoir des permissions, d'avoir le temps de régler leurs affaires personnelles. Et de se changer les idées", conclut-il.

La corruption toujours dans les esprits

À l'origine décriée et mal équipée en matériel de guerre électronique, la 155e brigade mécanisée se reconstruit progressivement et confesse ses erreurs par la voix de son officier de presse, Youri. "Au début, on manquait vraiment d'officiers, ce qui a provoqué une vague de désertions avant même que la brigade n'arrive au combat. Puis, une fois au front, la communication entre le commandement et les troupes ne s'est pas améliorée. Nos soldats le sentaient bien, et ça leur a donné envie de partir" raconte-t-il.

Quant aux cas de corruption, les enquêtes toujours en cours ciblent la haute hiérarchie. Le commandant Maksymov est visé pour des pots-de-vin, le lieutenant-colonel Shoumskiy est en détention pour avoir perçu des primes de combat fictif et le colonel Rioumshyn a été arrêté pour avoir inclus des individus à haut risque dans la formation en France. Il risque jusqu'à 10 ans de prison pour cela. "S'il y a des cas de corruption qui apparaissent aujourd’hui, le nouveau commandement sévit sans pitié. Cette brigade n’est pas devenue le maillon faible de l’armée ukrainienne", dénonce Youri.

Ces quelques jours passés sur le front laissent en effet le sentiment d'une brigade coordonnée. Un signal encourageant pour une armée ukrainienne en souffrance.