Conflit Inde-Pakistan : comment les deux pays ont développé leur arsenal nucléaire

C'est un conflit entre deux voisins, deux frères ennemis mais surtout deux puissances nucléaires. Une configuration qui inquiète la communauté internationale alors qu'une nouvelle guerre ouverte se dessine, la cinquième entre l'Inde et le Pakistan depuis la partition en 1947. Retour sur l'histoire et les enjeux de cette course à la bombe atomique.

  • "Smiling Buddha", l'Inde devient une puissance nucléaire

En 1974, l'Inde brise le tabou de la prolifération nucléaire. L'arme nucléaire n'est alors officiellement détenue que par les P5, le groupe des cinq nations membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU : (États-Unis, Royaume-Uni, France, Union soviétique et Chine).

Aboutissement d'un programme né dans les années 1950, le premier essai nucléaire de New Delhi se veut "pacifique", selon la terminologie officielle. Baptisé "Smiling Buddha", le "Bouddha souriant", l'opération consiste en l'explosion souterraine d'une charge de 1 400 kg sur le site militaire de Pokhran, au Rajasthan. 

Si cet essai est condamné par la communauté internationale et a conduit à un renforcement des contrôles des exportations nucléaires, il constitue une démonstration de force sans précédent vis-à-vis de ses rivaux régionaux, en particulier la Chine, pays avec lequel New Delhi est entré en conflit en 1962 pour le contrôle de territoires himalayens. L'affrontement tourne à la déroute pour New Delhi, qui perd plus de 3 000 soldats, morts ou disparus, contre un peu plus de 720 côté chinois. Par ailleurs, près de 4 000 soldats indiens sont fait prisonniers.

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"Cette guerre a vraiment été un traumatisme pour l'Inde. Dans les années qui suivent, la pression est forte en interne pour que New Delhi réponde au fait que la Chine soit nucléarisée [depuis 1964, NDLR]", décrypte Gilles Boquérat, spécialiste de l'Asie du Sud et chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique. "L'Inde a toujours défini son programme nucléaire comme une réponse à la capacité nucléaire chinoise et non par rapport au Pakistan, avec lequel elle entretient un sentiment de supériorité."

  • Abdul Qadeer Khan, le père de la bombe pakistanaise

Face au nouveau statut de puissance nucléaire de son voisin, le Pakistan décide d'intensifier ses efforts pour se doter de l'arme atomique. Dans ce pays où l'armée constitue un État dans l'État, l'Inde est considérée comme une menace existentielle. 

Contrairement à l'Inde, dont le programme a été développé à l'intérieur de ses frontières, Islamabad va mettre au point un réseau d'espionnage industriel à grande échelle destiné à siphonner la technologie et l'expertise occidentales. À la tête de cette opération clandestine, le scientifique Abdul Qadeer Khan considéré comme le "père de la bombe atomique pakistanaise". 

Ce dernier a non seulement permis l'acquisition de technologie pour le Pakistan, mais a aussi facilité des transferts illégaux vers la Libye, l'Iran et la Corée du Nord. Sous la pression américaine, il sera lâché par les autorités pakistanaises et placé de facto en résidence surveillée à Islamabad à partir de 2004.

"Abdul Qadeer Khan a été contraint à faire des confessions à la télévision publique, ce qui a été très mal vécu par beaucoup de Pakistanais. Il était un héros national qui avait permis au Pakistan d'atteindre une parité militaire avec l'Inde", explique Gilles Boquérat. 

  • Le printemps nucléaire de 1998 

Le 6 avril 1998 débute l'un des épisodes les inquiétants de l'antagonisme qui oppose l'Inde et le Pakistan, une dangereuse surenchère guerrière menée par le gouvernement du Premier ministre pakistanais Mohammad Nawaz Sharif et celui du nationaliste hindou Atal Bihari Vajpayee, dont le mandat marque le début de la domination du Bharatiya Janata Party (BJP) sur la vie politique indienne

L'escalade débute lorsque les Pakistanais font l'essai de missiles intermédiaires, susceptibles de porter des têtes nucléaires. New Delhi réplique les 11 et 13 mai avec cinq tests nucléaires souterrains, ses premiers depuis 1974. Islamabad annonce deux semaines plus tard avoir mené avec succès cinq tests nucléaires souterrains, devenant ainsi la première nation musulmane à posséder l'arme atomique.

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Face aux risques de confrontation, les chancelleries occidentales condamnent fermement les deux pays et adoptent une série de sanctions économiques. Fin juillet, les tensions s'apaisent avec une rencontre entre Atal Bihari Vajpayee et Mohammad Nawaz Sharif à Colombo, au Sri Lanka, lors d'un sommet régional. Au cours de l'année, les deux pays s'entendent sur un moratoire sur les tests nucléaires et signent le traité d'interdiction complète des essais nucléaires, qui date de 1996. Le conflit du Kargil en 1999, nouvelle crise majeure entre l'Inde et le Pakistan, aura raison de cette amorce de détente.

  • Des arsenaux nucléaire similaires 

Ces vingt dernières années, les deux rivaux n'ont jamais cessé de développer leurs capacités nucléaires. Si le nombre de têtes nucléaires indiennes et pakistanaises reste un secret bien gardé, les experts s'accordent sur le fait que les deux pays font jeu égal en la matière avec environ 170 ogives pour le Pakistan et 180 pour l'Inde.

New Delhi et Islamabad possèdent non seulement des ogives, c'est-à-dire des charges nucléaires miniaturisées, mais aussi des vecteurs, missiles ou avions pour pouvoir mener des frappes. Dans ce domaine, "l'Inde dispose de toute la panoplie", explique Gilles Boquérat.

"Des missiles à courte et moyenne portée Prithvi, des missiles balistiques intercontinentaux Agni susceptibles de frapper l'ensemble du territoire chinois, la capacité aérienne avec le Rafale et plus récemment navale. Cela montre bien que les Indiens ont défini leur programme nucléaire en fonction des capacités chinoises plus que pakistanaises", détaille l'expert.

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En 2026, New Delhi prévoit notamment d'ouvrir une base navale stratégique destinée à ses sous-marins nucléaires dans la province de l'Andhra Pradesh, sur la côte est de l'Inde.

Côté pakistanais, la dissuasion nucléaire est en revanche entièrement tournée vers son puissant voisin. Parmi les principaux vecteurs utilisés, la série des missiles Shaheen, des avions de chasses américains F-16A et F-16B, ainsi que des JF-17 Thunder chinois, résultat d'une collaboration militaire ancienne avec les États-Unis mais aussi avec la Chine, son principal fournisseur d'armements.

  • Deux doctrines sensiblement différentes

Officiellement, l'Inde s'en tient à la doctrine du non-recours en premier ("no first use") : elle s'engage à n'utiliser l'arme nucléaire qu'en riposte à une autre attaque nucléaire. De son côté, le Pakistan se montre beaucoup plus souple en conditionnant l'emploi de l'arme à des menaces "existentielles", comme une invasion militaire. En d'autres termes, Islamabad se réserve la possibilité de l'utiliser en premier, et non à titre de représailles.

"Cette position est fondée sur le fait que les forces indiennes conventionnelles sont largement supérieures à celles du Pakistan et que l'étroitesse de son territoire le rend très vulnérable", écrivent les députés Jean-Michel Boucheron et Jacques Myard dans un rapport parlementaire de 2009 sur les enjeux géostratégiques de la prolifération.

Depuis le début de la nouvelle montée de fièvre entre l'Inde et la Pakistan, aucune menace explicite de recours à l'arme nucléaire n'a été formulée, signe que la dissuasion joue parfaitement son rôle.

Cependant, "il y a cette fois un engrenage un peu dangereux", estime Gilles Boquérat. "En particulier le fait que des avions de chasse auraient été abattus, ce qui montrerait que l'Inde a sous-estimé les capacités conventionnelles du Pakistan." Cette humiliation pour l'armée de l'air indienne pourrait conduire New Delhi à franchir un cap dans son intervention militaire. 

  • Quelles conséquences d'une guerre nucléaire ?

Des scientifiques se sont intéressés à l'éventualité d'un conflit nucléaire entre l'Inde et le Pakistan en 2019. À cette date, les deux pays sont une nouvelle fois à couteaux tirés depuis la révocation de l'autonomie du Jammu-et-Cachemire par le Premier ministre Narendra Modi.

Dans une étude parue dans Science Advances, les chercheurs imaginent une guerre qui impliquerait un tiers des arsenaux des deux pays. Résultat : 125 millions de morts, des conséquences catastrophiques pour la faune et la flore provoquant famines et maladies en Asie. En outre, la fumée des incendies géants liés aux explosions masqueraient les rayons du soleil déclenchant un hiver nucléaire planétaire d'environ dix ans avec des conséquences désastreuses sur les productions agricoles.

Selon le dernier rapport du Sipri, institut suédois de référence, l'Inde a légèrement augmenté son arsenal nucléaire en 2023. Tout comme le Pakistan, New Delhi a aussi continué à développer de nouveaux types de vecteurs nucléaires. Les deux pays cherchent également à se doter de la capacité de déployer des ogives multiples sur des missiles balistiques, une technologie dont disposent déjà la Russie, la France, le Royaume-Uni, les États-Unis et, plus récemment, la Chine.

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"Alors que le nombre total d'engins nucléaires continue de diminuer à mesure que les armes datant de la Guerre froide sont progressivement démantelées, le nombre d'ogives nucléaires opérationnelles continue malheureusement d'augmenter d'année en année", écrit Dan Smith, le directeur du Sipri. "Cette tendance semble devoir se poursuivre et probablement s'accélérer dans les années à venir, ce qui est extrêmement préoccupant."