VRAI OU FAUX. Proposition de loi Duplomb : l'interdiction de l'acétamipride a-t-elle affecté la production de noisettes ?

"Sans cette molécule, nous sommes morts." Les producteurs de noisettes et de betterave sucrière réclament le retour de l'acétamipride, un puissant insecticide néonicotinoïde interdit depuis 2018 en France et autorisé ailleurs en Europe. Ils pourraient bientôt trouver satisfaction, en cas d'adoption de la proposition de loi dite Duplomb. Censé "lever les contraintes" pesant sur les agriculteurs, le texte propose – entre autres mesures – de déroger pendant trois ans à l'interdiction d'utiliser l'acétamipride.

Le texte doit être examiné, lundi 30 juin, au sein la commission mixte paritaire, où députés et sénateurs devront s'accorder sur une version commune. Préalablement adoptée au Sénat, la loi Duplomb s'est heurtée à un "mur" d'amendements déposés par les écologistes et les insoumis à l'Assemblée nationale. Pour contourner cette opposition, le bloc central a fait rejeter le texte, fin mai, dans une manœuvre pour améliorer ses chances d'aboutir

Les défenseurs du retour de l'acétamipride mettent en avant les difficultés de la filière de la noisette, qualifiée d'"exemple le plus emblématique et le plus dramatique" par Pierre Cuypers, sénateur LR auteur du rapport accompagnant le texte de loi. "La situation d'impasse technique dans laquelle l'interdiction des néonicotinoïdes [en 2018] a placé les producteurs a conduit depuis 2019 à une baisse drastique de la production de noisettes conformes aux standards du marché", alerte le rapport, interrogeant "la survie de la filière à très court terme". La situation est-elle aussi grave que le décrivent les soutiens de la loi Duplomb ? Franceinfo a interrogé plusieurs experts agricoles sur l'impact du retrait de cet insecticide sur la filière française.

Une récolte 2024 en dessous des attentes

Sur la scène internationale, la France fait figure de "petit Poucet" : elle se classe 10e au palmarès des pays producteurs de noisettes en 2024-2025 (0,6% de la production mondiale), loin derrière la Turquie (65%), les Etats-Unis (6,4%) ou l'Italie (6,3%), selon des estimations consultées par franceinfo, publiées en mai dernier lors du congrès annuel du Conseil international des fruits secs.

Principalement concentrée dans le Sud-Ouest (Lot-et-Garonne et Tarn-et-Garonne), la filière tricolore est dominée par la coopérative Unicoque, qui revendique 357 producteurs et 90% de la production française. Elle semblait avoir le vent en poupe ces dernières années : Unicoque s'était fixé comme objectif de tripler sa production en vingt ans, pour atteindre 30 000 tonnes en 2030, et elle avait conclu en 2021 un partenariat d'approvisionnement avec Ferrero France, branche française du célèbre producteur italien de pâte à tartiner.

Cependant, les résultats ne se montrent pas à la hauteur des ambitions de la coopérative. Pour mettre en évidence l'impact de l'interdiction de l'acétamipride, l'Association nationale des producteurs de noisettes (ANPN), organisme de recherche affilié à Unicoque, a produit un graphique censé montrer la chute vertigineuse des rendements moyens.

Evolution des rendements moyens en noisettes entre 1993 et 2024 (en kilos par hectares), graphique fourni par la coopérative Unicoque à franceinfo. (Unicoque, 2024)
Evolution des rendements moyens en noisettes entre 1993 et 2024 (en kilos par hectares), graphique fourni par la coopérative Unicoque à franceinfo. (Unicoque, 2024)

Avant 2020, les cultivateurs pouvaient utiliser la substance active à titre dérogatoire contre le balanin, principal insecte ravageur de la noisette. Depuis le retrait de l'acétamipride, efficace à 95% contre le balanin et la punaise diabolique, selon la coopérative, les rendements ont chuté "en dessous d'une tonne de noisettes produites par hectare en moyenne l'an dernier" contre "entre 2,2 et 2,5 tonnes" auparavant, alors qu'ils étaient "très stables pendant dix à quinze ans", déplore auprès de franceinfo Maud Thomas, directrice de l'ANPN. L'ingénieure attribue ces "dégâts quantitatifs et qualitatifs" d'abord aux ravageurs, mais aussi au climat – l'année 2024 a été l'une des dix années les plus pluvieuses depuis 1959, selon Météo-France.

"Pour la récolte de 2024, nous attendions un potentiel de 12 000 à 13 000 tonnes. On a récolté 6 500 tonnes", déplore Maud Thomas. Outre une baisse de rendement, l'ingénieure constate aussi une baisse de la qualité de la production. "Sur ces 6 500 tonnes, 2 000 tonnes sont impropres à la commercialisation, du fait de la punaise", détaille-t-elle, observant une "augmentation drastique" des défauts sur les fruits ces dernières années.

Le balanin de la noisette, sorte de charançon, pond ses œufs à l'intérieur des jeunes fruits à coque, permettant aux larves de se nourrir de l'amandon (noisette décortiquée). A cet ennemi historique s'ajoute la punaise diabolique, espèce asiatique détectée pour la première fois en France en 2012. Celle-ci pique la noisette pour se nourrir, créant une nécrose du fruit et lui donnant un goût amer.

"Sans moyen de lutte efficace, le balanin peut réduire de 80% la quantité de noisettes sur une récolte, et la punaise peut provoquer jusqu'à 30% de dégâts qualitatifs."

Maud Thomas, directrice de l'Association nationale des producteurs de noisettes

à franceinfo

Comme tout néonicotinoïde, l'acétamipride peut tuer ces insectes en ciblant leur système nerveux. "C'est un excellent produit pour ceux qui veulent se débarrasser des ravageurs de la noisette", admet auprès de franceinfo Jean-Marc Bonmatin, chercheur en toxicologie et en biochimie au CNRS. "C'est efficace... comme le lance-flamme ou la bombe H sont efficaces."

"Des parcs d'attractions pour punaises et coléoptères"

Les chiffres officiels de la production nationale de noisette montrent toutefois une réalité plus nuancée que celle mise en avant par la coopérative à travers son visuel. D'après un graphique produit par franceinfo à partir des données du service statistique du ministère de l'Agriculture (Agreste), les rendements apparaissent stables jusqu'en 2024, année où ils chutent de moitié (1 tonne par hectare, selon des chiffres provisoires) par rapport à 2023 (2,2 tonnes). Cette année-là, trois ans après l'arrêt de l'usage de l'acétamipride, la production française a même atteint un pic historique avec 17 158 tonnes récoltées.

 

Si la production augmente sur le long terme, indépendamment du rendement, c'est aussi parce que les surfaces cultivées ont été multipliées par six en près de quarante ans, passant de 1 300 hectares en 1985 à 7 920 en 2023. "Nous avons lancé un très gros programme de plantations, avec 400 hectares plantés par an entre 2010 et 2015", explique Maud Thomas, directrice de l'ANPN. "Ces arbres que nous avons plantés commencent à produire, et [la hausse de la production de noisettes] masque une chute de rendement", justifie l'ingénieure.

Et si la croissance de la filière était à l'origine du problème ? "Quand on augmente de façon rapide et concentrée des surfaces cultivées, cela favorise le développement des ravageurs", rappelle Corentin Barbu, chargé de recherche sur le contrôle des ravageurs et maladies des grandes cultures à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae). "On fabrique involontairement des parcs d'attractions pour punaises et coléoptères, et on cherche le moyen le plus drastique pour les éliminer", résume Philippe Grandcolas, entomologiste et directeur de recherche au CNRS.

Une filière française performante depuis plusieurs années

Autre argument mis en avant par les agriculteurs pour favoriser le retour de l'acétamipride : les producteurs français seraient désavantagés par rapport à leurs homologues d'autres pays qui continuent d'utiliser ce produit. Toutefois, selon Générations Futures, association écologiste luttant contre les pesticides, l'Hexagone n'a rien à envier à ses voisins et concurrents, en termes de rendement : celui-ci est "presque toujours supérieur aux rendements italien et turc", assure François Veillerette, cofondateur et porte-parole de l'association.

Face aux mauvais résultats de 2024, François Veillerette préfère relativiser : "Une très mauvaise année, ça arrive. [Les agriculteurs] affirment qu'à cause de cette année catastrophique, il nous faut à tout prix la bombe atomique."

"Avant, personne ne parlait de la filière noisette. Elle sert, dans le discours de la ministre de l'Agriculture Annie Genevard, de cheval de Troie pour le retour des néonicotinoïdes (...) L'objectif, ce n'est pas la noisette, c'est la betterave."

François Veillerette, porte-parole de Générations Futures

à franceinfo

Si le retour de l'acétamipride fait autant parler de lui, c'est aussi parce qu'il divise les agriculteurs, qui en vantent l'efficacité, et les écologistes, qui en dénoncent la toxicité. De récents travaux de recherches ont notamment alerté sur plusieurs effets néfastes des néonicotinoïdes pour la santé humaine. "Il faut établir une sorte d'analyse bénéfice-risque. Les risques sont sous-évalués par les utilisateurs de ce produit", regrette Philippe Grandcolas. En effet, la substance active figure "parmi les molécules les plus toxiques qui aient été inventées par l'agrochimie", rappelle Jean-Marc Bonmatin. "Ceux qui veulent préserver la biodiversité, la santé des écosystèmes et de nos concitoyens ne vont pas avoir la même approche" que les agriculteurs, juge le toxicologue.

Comment se passer d'un produit aussi controversé ? Dans un rapport de 2018 détaillant les alternatives aux néonicotinoïdes, l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) recommandait l'usage des pyréthrinoïdes, une autre famille d'insecticides, pour lutter contre le balanin.

Toutefois, ces molécules "ne sont pas d'une efficacité incroyable contre les punaises" et entraînent des "surcoûts pour une qualité de noisette qui se dégrade", témoigne Jean-François Bernard, exploitant dans le Tarn-et-Garonne et membre de l'Association des producteurs de noisettes de France (APINF). Constatant des dégâts depuis deux ans sur ses récoltes, il réclame le retour de l'acétamipride. 

"Les agriculteurs n'utilisent pas les pesticides par plaisir. Nous souhaitons juste une dérogation, le temps de trouver des solutions alternatives."

Jean-François Bernard, producteur de noisettes

à franceinfo

"On ne s'est pas réveillés au moment de l'interdiction des néonicotinoïdes", insiste Maud Thomas, directrice de l'ANPN. Depuis 1995, l'organisme se penche sur des solutions écologiques pour contrôler les ravageurs du fruit à coque, comme la fabrication de composés odorants pour perturber le balanin, ou encore l'élevage de prédateurs se nourrissant de punaises. "On se prend en main pour trouver des méthodes de lutte alternatives et cela prend du temps", plaide l'ingénieure. "Les alternatives ne seront jamais assez bien pour les producteurs, car rien ne sera aussi peu cher et aussi efficace que les néonicotinoïdes", anticipe François Veillerette.

Il est difficile, pour l'heure, d'établir un lien de causalité scientifique entre l'arrêt de l'usage de l'acétamipride en 2020 et les difficultés que connaît la filière noisette depuis un an. Dans un rapport de 2024 sur la souveraineté agricole et alimentaire de la France, le ministère de l'Agriculture a annoncé des travaux afin d'établir, "de manière précise, culture par culture, le lien entre substances actives disponibles et l'évolution des rendements passés et futurs".