"C'est du jamais-vu dans l'aide humanitaire" : pourquoi les distributions de nourriture dans la bande de Gaza virent au chaos

Un "piège mortel". C'est par cette formule que Philippe Lazzarini, le chef de l'agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (Unrwa), a décrit dimanche 1er juin la distribution d'aide humanitaire dans la bande de Gaza. A plusieurs reprises depuis le 27 mai, des heurts violents ont éclaté en marge de distribution de colis de nourriture dans l'enclave palestinienne, dans laquelle quasiment aucun camion d'aide n'avait pu pénétrer depuis le blocus imposé par Israël le 2 mars dernier. 

Dimanche, selon les secours gazaouis, l'armée israélienne a tué au moins 31 personnes et fait 176 blessés en ouvrant le feu à proximité d'un centre de distribution d'aide alimentaire du gouvernorat de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. Alors que Tsahal dément, l'ONU a appelé à une enquête indépendante et s'interroge au passage sur les méthodes de la Fondation humanitaire de Gaza (GHF). Cette organisation controversée, accusée de "militariser" l'aide alimentaire au profit d'Israël, se retrouve au cœur de ces scènes de chaos.

Des foules de personnes "affamées"

Après plus de deux mois d'embargo, "100% de la population" du territoire palestinien est "menacée de famine", selon Jens Laerke, porte-parole du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l'ONU (Ocha). D'après lui, Israël continue à ne laisser entrer l'aide humanitaire qu'au compte-gouttes et il s'agirait même de "l'une des opérations d'aide humanitaire les plus entravées, non seulement aujourd'hui dans le monde, mais aussi dans l'histoire récente", à cause des bombardements israéliens et du nombre trop limité d'axes sur lesquels les camions sont autorisés à rouler.

Face aux rares poids lourds arrivés à destination, les Gazaouis ont joué des coudes ces derniers jours pour obtenir le peu d'aide disponible, donnant lieu à d'intenses bousculades. "C'est une réaction de survie, une simple question de survie (...) de personnes désespérées qui veulent nourrir leur famille et leurs enfants", a souligné Jens Laerke. Comme l'a signalé le Programme alimentaire mondial (PAM), "une poignée de boulangeries" communautaires a pu recommencer à produire du pain le 22 mai dans le centre et le sud du territoire, mais le stock de farine reste très limité. 

Des habitants de la bande de Gaza tentent d'obtenir du pain lors du redémarrage d'une boulangerie, dans le camp de réfugiés de Nuseirat, le 22 mai 2025. (HASSAN JEDI / AFP)
Des habitants de la bande de Gaza tentent d'obtenir du pain lors du redémarrage d'une boulangerie, dans le camp de réfugiés de Nuseirat, le 22 mai 2025. (HASSAN JEDI / AFP)

"En dix-neuf mois de guerre, il y a eu des heurts [autour des distributions], mais rien de comparable à ce que l'on voit actuellement", assure Pierre Motin, responsable du plaidoyer pour la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine. "Le seul évènement qui s'en rapproche, c'est lorsque l'armée israélienne avait voulu prendre en charge un convoi d'aide alimentaire, disant ne pas avoir confiance en l'ONU."

L'opération, menée le 29 février 2024, avait vu survenir une bousculade massive lors de laquelle les soldats israéliens avaient ouvert le feu et tué plus de 110 personnes, selon le Hamas – un évènement depuis surnommé "le massacre de la farine". "Ce n'est pas à une armée de gérer des foules affamées, surtout avec un tel historique de violation des droits humains", tance Pierre Motin, en référence aux accusations d'exactions contre des soldats israéliens dans la bande de Gaza.

Une situation humanitaire "incontrôlable"

"Ce qui est inquiétant, c'est que les organisations historiques ont été mises sur le carreau, car discréditées par Israël", alerte depuis la bande de Gaza une responsable humanitaire contactée par franceinfo, qui souhaite garder l'anonymat. Alors que l'Unrwa est sur liste noire de l'Etat hébreu depuis le 1er janvier, les ONG internationales "ont énormément de mal à assurer leurs missions", déplore-t-elle.

"Presque plus rien ne passe [les postes-frontières], ou alors de façon insuffisante, et donc dangereuse, car les besoins de la population sont immenses."

Une responsable humanitaire anonyme

à franceinfo

Si l'Etat hébreu a partiellement levé son blocus, c'est avant tout pour permettre à la Fondation humanitaire de Gaza (GHF) de s'imposer comme le principal distributeur d'aide dans l'enclave palestinienne. Mais les méthodes de cette organisation privée au financement opaque, principalement gérée par des Américains (avec le plein soutien du gouvernement israélien), sont critiquées à la fois par l'ONU et par de nombreuses ONG présentes dans la région, comme l'a rapporté France 24. "La GHF est en contradiction frontale avec les grands principes de l'aide humanitaire, juge Pierre Motin. Elle vise certaines zones, excluant plus d'un million de personnes à Gaza, et foule au pied les principes d'impartialité et d'indépendance en se liant avec des sociétés militaires privées et l'armée."

"Demander aux seuls hommes de la famille, quand ils sont encore vivants, d'aller attendre des heures dans des couloirs grillagés, entourés d'hommes en armes, c'est du jamais-vu dans l'aide humanitaire."

Pierre Motin, responsable du plaidoyer à la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine

à franceinfo

Sur les réseaux sociaux, plusieurs images aériennes prises par des drones de l'armée israélienne montrent des files d'attente compactes. Au sol, les rares vidéos tournées en marge des distributions attestent du désespoir des Gazaouis, qui s'arrachent des denrées avant de s'enfuir. Selon la GHF, qui dément, comme l'armée israélienne, tout incident ou tirs mortels lors de la distribution ratée de dimanche, plus de 18 000 colis de nourriture ont été distribués depuis le 27 mai dans la bande de Gaza, suffisants pour préparer "un million de repas". Un calcul "relativement cynique", pointe Pierre Motin, "car il se base sur un nombre de calories minimum, mais ne prend pas en compte la réalité de la dénutrition, surtout chez les enfants".

Sur cette capture d'écran d'image aérienne prise par un drone israélien, authentifiée par franceinfo, des dizaines de personnes attendent de recevoir de la nourriture de la part de la Fondation humanitaire de Gaza, active depuis le 27 mai 2025. (TELEGRAM / FRANCEINFO)
Sur cette capture d'écran d'image aérienne prise par un drone israélien, authentifiée par franceinfo, des dizaines de personnes attendent de recevoir de la nourriture de la part de la Fondation humanitaire de Gaza, active depuis le 27 mai 2025. (TELEGRAM / FRANCEINFO)

Face aux critiques, et malgré les témoignages de blessés recueillis par Médecins sans frontières, le gouvernement israélien nie en bloc et accuse le Hamas de gêner les distributions et de tenter d'accaparer l'aide humanitaire. Comme lors de l'émeute survenue le 28 mai dans un entrepôt du Programme alimentaire mondial, au cours de laquelle des coups de feu ont été tirés et au moins deux personnes ont perdu la vie.

"Nous avons eu des remontées de groupes criminels qui tentent de voler l'aide pour la revendre. Mais nous ne savons pas qui ils sont, ni quelles quantités sont réellement concernées..."

Pierre Motin, responsable du plaidoyer à la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine

à franceinfo

En parallèle de son enquête interne, le Programme alimentaire mondial insiste avant tout sur la situation humanitaire devenue "incontrôlable" en raison du blocus israélien et réclame un retour de l'aide sans aucune "entrave". "Gaza a besoin d'une augmentation immédiate de l'aide alimentaire. C'est le seul moyen de rassurer la population sur le fait qu'elle ne mourra pas de faim", tranche l'agence des Nations unies.