Guerre au Moyen-Orient : quatre questions sur la fuite de plans militaires secrets de l'armée américaine à un journaliste du magazine "The Atlantic"

"Je ne pensais pas que c'était vrai. Et puis les bombes ont commencé à tomber". C'est avec cette formule que le rédacteur en chef du magazine américain The Atlantic, Jeffrey Goldberg, débute le récit d'une brèche monumentale dans la confidentialité des échanges de son gouvernement. Dans un article publié lundi 24 mars par sa rédaction, il raconte avoir reçu à l'avance, sur son téléphone, un plan d'attaque détaillé : celui des raids aériens que l'armée américaine a menés neuf jours plus tôt contre les houthis, groupe de rebelles du Yémen, en représailles à des attaques de cargos en mer Rouge.

Après ces révélations embarrassantes, Donald Trump et son gouvernement ont vertement critiqué le journaliste et sa publication, tout en assurant mardi qu'"aucune information classifiée" n'avait fuité. Mais que contenaient ces messages partagés par erreur ? Et quelle est la défense des autorités ? Franceinfo revient en quatre questions sur cette bourde qui fait scandale aux Etats-Unis.

1 Comment un journaliste s'est-il retrouvé dans la boucle confidentielle ?

Dans son article, Jeffrey Goldberg l'assure : il n'avait rien demandé. Le rédacteur en chef de 59 ans explique avoir été ajouté par erreur dès le 11 mars à une boucle gouvernementale sur Signal, une application de messagerie chiffrée habituellement utilisée par les journalistes, mais aussi les personnalités et militants politiques. Spécialisé dans les relations internationales, et plus particulièrement sur le Moyen-Orient, il raconte avoir été surpris de voir un certain "Michael Waltz" l'inviter comme contact, sans savoir s'il s'agissait vraiment du conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump.

Mais deux jours plus tard, après une invitation à rejoindre une boucle sur les houthis au Yémen, il s'est aperçu que des numéros attribués au vice-président américain, J.D. Vance, mais aussi au ministre de la Défense, Pete Hegseth, ou encore à la directrice nationale du renseignement, Tulsi Gabbard, participaient à cet échange sur des opérations militaires au Yémen. Le chef de la diplomatie américaine et le patron de la CIA se trouvaient aussi dans la discussion, explique-t-il, se basant sur leurs initiales ou leur nom complet qui s'affichaient sur l'application. Malgré de sérieux doutes sur ce groupe de discussion, Jeffrey Goldberg ne l'a pas quitté pour autant – ce qui lui a permis d'assister à des échanges hautement confidentiels.

2 Quelles informations sensibles ont été partagées par erreur ?

Le journaliste fait état de nombreux messages reçus entre le 14 mars et le 15 mars, et attribués aux cadres du gouvernement Trump. Parmi ces échanges, l'utilisateur dénommé "J.D. Vance" a confié ses doutes sur d'éventuelles frappes. "Je pense qu'on fait une erreur", lâche-t-il, expliquant que la situation en mer Rouge est trop lointaine pour le public américain et qu'une attaque risquerait de faire grimper les prix du pétrole. Après des échanges stratégiques sur la communication du camp Trump, et des critiques contre les pays d'Europe décrits comme des "parasites" aux faibles dépenses militaires, des informations encore plus sensibles ont été partagées dans cette boucle.

"A 11h44, le 15 mars, le compte nommé 'Pete Hegseth' a publié une mise à jour d'équipe sur Signal", raconte Jeffrey Goldberg, qui refuse d'en livrer le contenu exact car "cela pourrait être utilisé par des adversaires des Etats-Unis pour nuire aux militaires et aux agents du renseignement", assure-t-il, se contentant d'expliquer que ce message attribué au ministre de la Défense "contenait des détails opérationnels sur les frappes à venir au Yémen, notamment sur les cibles, les armes que les États-Unis allaient déployer et le séquençage des attaques".

Dans son message, le présumé Pete Hegseth annonçait des frappes dans les deux heures à venir, ce que Jeffrey Goldberg a pu vérifier par la suite, à quelques minutes près. Ces attaques ont visé Sanaa, la capitale du Yémen. Le journaliste a ensuite pu assister aux messages de félicitations envoyés par les différents responsables, dont des émojis de poing serré, de drapeau américain et de flamme envoyés par l'utilisateur nommé "Michael Waltz". D'après un bilan donné par les rebelles houthis, qui n'a pas été vérifié de façon indépendante, ces frappes ont fait 53 morts et 98 blessés.

3 Quelles failles de sécurité cette erreur révèle-t-elle ?

Après avoir assisté à ces échanges, Jeffrey Goldberg assure avoir quitté de lui-même cette boucle, sans que cela n'alerte les participants. Il a ensuite eu confirmation auprès des officiels cités que ce groupe Signal restreint était authentique, et que son numéro avait été ajouté par erreur. Selon le journaliste, qui a consulté une série d'avocats spécialisés, cette bourde est sérieuse à plusieurs titres.

D'abord, la coordination d'une telle opération militaire sur une application comme Signal pourrait représenter "une violation" de la loi américaine sur l'espionnage, cette application de messagerie n'étant pas certifiée par le gouvernement pour de tels échanges. "S'ils avaient perdu leurs téléphones, où qu'ils aient été volés, le risque pour la sécurité nationale aurait été grave", écrit Jeffrey Goldberg.

Le chef des démocrates au Sénat, Chuck Schumer, a qualifié lundi de "débâcle" la divulgation accidentelle de ces plans militaires, et a appelé à une "enquête complète" sur l'affaire. Le sénateur démocrate Mark Kelly, ancien pilote, a décrit cette fuite comme "la chose la plus stupide [qu'il ait] vue en termes de traitement des informations classées", comme le rapporte CNN, avant d'appeler lui aussi à une enquête du Congrès sur l'usage de l'application Signal au sein du gouvernement. 

4 Comment l'armée et le gouvernement américains réagissent-ils à l'affaire ?

Face à la presse lundi, le secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, a contesté le sérieux de Jeffrey Godlberg, le traitant de "soi-disant journaliste, trompeur et largement discrédité, qui s'est fait un métier de colporter des canulars", sans toutefois démentir l'existence de cette boucle Signal, comme l'a rapporté Politico. Trois jours avant les révélations de Jeffrey Goldberg, le Pentagone avait publié un mémo sur la divulgation "d'informations sensibles et classifiées au sein du ministère de la Défense", annonçant des enquêtes à l'aide de détecteurs de mensonges notamment. Mais l'institution n'a pas commenté cette affaire pour l'instant.

Le président Donald Trump a lui évoqué un "pépin", "le seul" depuis son retour au pouvoir fin janvier. Selon lui, son conseiller Mike Waltz a "appris une leçon et c'est un gars bien"

Mardi, le Sénat a longuement questionné des chefs du renseignement américain, dont la directrice Tulsi Gabbard, qui a répété qu'aucune information classifiée n'avait été partagée dans cette boucle, malgré les relances de la commission sur la mention d'armes spécifiques, du lieu et de l'heure de l'attaque ainsi que la référence directe à un agent de la CIA en poste. John Ratcliffe, le directeur de cette agence a, quant à lui, confirmé sa présence dans la boucle, tout en assurant qu'il s'agissait d'un usage "autorisé et légal" à ses yeux de l'application Signal. De son côté, le nouveau directeur controversé du FBI, Kash Patel, a refusé de dire si ses agents allaient enquêter ou non sur cette fuite inédite.