Cette semaine, le gouvernement français a entamé un bras de fer contre la plateforme de commercialisation Shein. Elle est devenue la 29e marque la plus visitée de France avec 19 millions de visiteurs uniques par mois selon Médiamétrie, et le premier acteur, en volume, de vente de vêtements en France. Ouverture de points de vente dans de grands magasins comme le BHV cette semaine et accusation de vente de produits illicites, notamment de poupées pédopornographiques : le gouvernement veut agir. C'est un nouvel épisode de notre patriotisme économique. À écouter les ministres concernés, la fièvre est là : Serge Papin dit refuser "le Far West numérique" ; Amélie de Montchalin veut bloquer les colis et les ouvrir, et le ministre de l'Economie Roland Lescure parle d'une surveillance rapprochée du géant chinois.
Cela rappelle les polémiques, multiples depuis que les investissements directs ont commencé en France dans les années 1990. Particulièrement sensibles à l'époque : les rachats de vignobles et de châteaux, qui ont donné lieu à de vives protestations. Ou plus tard, en 2015, quand l'aéroport de Toulouse-Blagnac avait été acheté par l’entreprise chinoise Casil : la levée de boucliers avait été telle que l'on avait poussé au rachat par Eiffage, une société française, en 2019 — quitte à laisser au passage un beau bénéfice à l'entreprise chinoise.
À chaque fois, le sentiment rampant d'une domination qui s’installe était dénoncé par ses opposants. Et le textile, les vêtements, constituent le meilleur secteur pour illustrer l'extraordinaire retournement de l'histoire entre la France et la Chine. Depuis les années 1960, le textile connaissait un nouveau souffle en France. Dans le quartier du Sentier, au cœur de Paris, on fabriquait du prêt-à-porter à prix raisonnable et l'on exportait beaucoup. Là ont été créées des marques comme Kookaï, Naf Naf, Maje… Même Agnès B., née en 1975, participe de cet écosystème qui fait descendre la mode vers un public élargi : la création à portée de main.
La machine s’est progressivement grippée
Il y a d’abord eu les transformations de la ville, avec la mairie de Paris qui voulait éloigner ces ateliers faisant travailler, parfois au noir, une main-d'œuvre immigrée. Puis des investissements directs chinois sont intervenus dans le secteur et la production s'est délocalisée. Certes, une Agnès B. résiste en cherchant à produire français et éthique. Mais le grand déménagement, facilité par l’entrée de la Chine dans l'OMC, est en cours. Le Sentier se meurt. Des films comme La Vérité si je mens ont décrit cette mutation.
Shein représente la suite de cette histoire. Les vêtements sont fabriqués dans des usines situées dans la banlieue de Canton. Les employés sont soumis à des impératifs de productivité intenses, avec un chronométrage strict sur chaque pièce. Cela permet de tirer les coûts vers le bas. Les matières premières sont les moins coûteuses. Le but est de fabriquer des vêtements très peu chers, jetables.
Et pas seulement : la même méthode vaut pour d'autres produits mis en vente sur le site, y compris donc des jouets pédopornographiques ou des ustensiles de cuisine…
Au XIXe siècle, la Chine contrainte d'importer l'opium
Shein a compris que la vraie drogue en France, c'est la consommation. Et elle nous impose sa drogue, comme naguère nous leur avons imposé les nôtres. C'était ainsi au XIXe siècle. La Chine était devenue le déversoir de l'opium fabriqué en Inde. Son gouvernement tentait d'en faire cesser les importations. À deux reprises, le Royaume-Uni puis les nations occidentales alliées — dont la France — lui ont fait la guerre pour l'obliger à importer la drogue. Le gouvernement chinois a dû céder par la force, accordant même des portions de son territoire aux puissances dominantes, la France incluse.
Aujourd'hui, face à la puissance chinoise, le gouvernement français paraît fragile pour freiner l'entrée de ces produits de basse qualité qui favorisent la surconsommation. Notre patriotisme éphémère, limité à un agent, peut faire sourire. Il représente un petit effort de résistance dans une tornade. Car le vent de l'histoire a changé. Il accorde aux Chinois une belle revanche, eux qui savent maintenant jouer sur nos faiblesses.