Illisible, éreintant, parfois inutile… L'examen du budget au Parlement doit-il être réformé ?

En automne, il y a au moins trois certitudes : les feuilles tombent, les jours raccourcissent et les parlementaires examinent le budget de l'année suivante. Alors que les députés ont rejeté en première lecture, dans la nuit du vendredi au samedi 22 novembre, le volet "recettes" du projet de loi de finances (PLF), le "marathon budgétaire" est loin de s'achever et réserve encore de nombreuses surprises. Cette séquence très technique est devenue cette année quasiment illisible pour qui ne passe pas ses journées à suivre les débats à l'Assemblée nationale.

Au-delà du PLF et du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), c'est aussi la méthode de l'examen de ces textes qui pose question. Un rythme épuisant, des délais trop contraints, un processus obscur… Franceinfo s'est penché sur cinq critiques formulées à l'égard des débats budgétaires, ainsi que sur les pistes pour en modifier les règles.

"Il y a un état d'épuisement" : un calendrier trop dense pour des débats sereins ?

Pour les parlementaires, l'examen du budget est généralement la période la plus intense. Cette année, la fatigue observée dans les rangs du Palais-Bourbon a même poussé Laurent Panifous, ministre des Relations avec le Parlement, à suspendre les débats le week-end des 15 et 16 novembre. Un choix vivement critiqué par La France insoumise, qui y a vu un prétexte pour faire traîner les débats et ne pas aller au vote.

Au contraire, d'autres élus y ont vu une pause salutaire après trois semaines de travail du matin au soir. Car les députés ne siègent pas seulement en séance publique : l'Assemblée compte huit commissions thématiques, dont celles des finances et des affaires sociales chargées d'examiner les textes budgétaires avant leur passage dans l'hémicycle. "On jongle entre les réunions de la commission et les séances publiques", décrit le député RN Philippe Lottiaux, vice-président de la commission des finances. "Pendant les débats sur la taxe Zucman, on courait dans les couloirs", raconte Sandrine Rousseau, écologiste de la commission des affaires sociales, qui évoque également des collaborateurs parlementaires "en tension".

"Vous faites cinq nuits d'affilée à l'Assemblée, vous allez dormir, un vote ne passe pas à une voix près et vous vous faites allumer sur les réseaux sociaux… Ce sont des vies de dingue", souffle un parlementaire de gauche. "Il y a un état d'épuisement", atteste l'élu PS Laurent Baumel. "Il faut faire attention, on n'est pas en position de force pour venir se plaindre. Il y a plein de métiers pour lesquels ce n'est pas toujours simple", tempère Jean-François Husson, sénateur LR. Signe que le rythme parlementaire est un sujet de crispation au-delà du budget, la présidente de l'Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, a récemment proposé de tester la suppression des séances du soir (de 21 heures à minuit) dès janvier.

"Des milliers d'amendements restent sur la table" : une procédure à revoir pour plus d'efficacité ?

Plus que jamais, les parlementaires se plaignent de devoir voter dans des délais contraints, voire de ne pas pouvoir voter. Sur le papier, la Constitution prévoit 70 jours de débats pour le PLF, et 50 jours pour le PLFSS. Théoriquement, il "est déposé au plus tard le premier mardi d'octobre de l'année qui précède celle de l'exécution du budget", dispose la loi organique relative aux lois de finances. Mais cette année, le dépôt des textes a pris du retard en raison de l'instabilité gouvernementale

Et depuis, les débats s'étirent en longueur. L'examen des recettes du PLF a été interrompu le 4 novembre pour faire place au PLFSS, et la reprise des travaux le 17 novembre n'a pas permis d'aller plus vite. En première lecture, le budget n'a donc pas été soumis au vote à l'Assemblée nationale. Pour le gouvernement, c'est dû au nombre d'amendements déposés par l'opposition, un reproche renvoyé au bloc central par la gauche. "Il y a une forme de mauvaise foi, regrette Alexandre Guigue, professeur de droit public à l'université Savoie-Mont-Blanc. Des milliers d'amendements sont en souffrance, les promesses de suppression se multiplient mais ils restent sur la table. Ça patauge."

Pour gagner du temps, certaines voix proposent une révision du droit d'amendement, consacré par la Constitution. "On pourrait allonger le débat budgétaire et, au lieu de discuter amendement par amendement, on pourrait regrouper la discussion sur des amendements contraires", avance Sandrine Rousseau. "Ils pourraient être regroupés par thèmes", appuie la députée LR Véronique Louwagie, ex-ministre du gouvernement Bayrou, qui affirme en voir passer "beaucoup plus" qu'à son entrée à l'Assemblée nationale, en 2012.

"C'est clairement illisible" : un processus complexe à simplifier pour le grand public ?

Pour beaucoup de citoyens, le marathon budgétaire tient du casse-tête labyrinthique. Après l'Assemblée, le Sénat remanie à son tour le budget, avant une commission mixte paritaire (CMP) puis une possible seconde lecture.

La navette parlementaire est d'autant plus difficile à suivre que le budget est scindé en deux textes, PLF et PLFSS, eux-mêmes formés d'une première partie sur les recettes et d'une deuxième sur les dépenses, et examinés en parallèle dans les deux chambres, d'abord en commission puis en séance publique. "En circonscription, on m'interrogeait sur l'indemnisation des agriculteurs après une maladie et j'ai dû expliquer qu'un amendement voté en première lecture ne sera peut-être jamais repris. Ça peut susciter de la déception chez les Français", relate Véronique Louwagie.

Pour ne rien simplifier, les groupes soutenant le gouvernement ne suivent pas toujours ses avis (les macronistes ont par exemple rejeté le gel du barème de l'impôt sur les revenus), tandis que les oppositions forment des alliances ponctuelles et variables. L'examen du budget "manque de clarté", a lui-même reconnu Sébastien Lecornu, dans l'hémicycle, le 31 octobre, pointant le risque d'être peu "intelligible" pour les Français.

"C'est clairement illisible pour le grand public qui ne suit vraiment pas la vie politique au jour le jour", observe Mathieu Gallard, directeur de recherche de l'institut de sondage Ipsos. "Ce flou, ajouté à l'annonce de votes en faveur de mesures qui ne seront finalement pas adoptées, contribue à affaiblir la confiance dans la discussion parlementaire." Les contenus explicatifs ne manquent pas, mais "les journalistes et les enseignants essayent d'écoper l'océan avec une petite cuillère", abonde Thibaud Mulier, professeur de droit public à l'université Paris Nanterre. "Je pense qu'il ne faut pas que les Français s'intéressent au débat budgétaire dans les détails", ose, sans solution, un conseiller ministériel.

"On fait des arbitrages au fil de l'eau" : un manque de moyens pour évaluer le coût et la conformité des amendements ?

Certaines mesures sont adoptées sans que leur impact sur les comptes de l'Etat soit connu, comme l'impôt sur la fortune improductive. "Vous dire si on est entre 1 et 3 milliards [d'euros de rendement] ne m'est pas possible à l'instant où je parle", a reconnu la ministre du Budget, Amélie de Montchalin, lors du vote le 31 octobre.

Un travail à l'aveugle qui déplaît à Jean-François Husson (LR), rapporteur du budget au Sénat. "On fait des arbitrages au fil de l'eau, à partir de ce que l'on reçoit de l'Assemblée. Parfois, on a simplement des commentaires du gouvernement, qui fait des additions, mais pas de vraie étude d'impact", déplore-t-il. "Oui, des choses peuvent être améliorées, mais on fait notre maximum, et tout parlementaire qui a toqué à la porte de Bercy a obtenu une réponse sur le chiffrage de son amendement", se défend le cabinet d'Amélie de Montchalin, qui peut s'appuyer sur les services financiers très étoffés de son ministère. "Même si le Parlement vote et amende, il n'est pas outillé pour faire la loi budgétaire, car elle est trop massive", estime pour sa part Thibaud Mulier.

Autre écueil, certaines taxes créées en première lecture ne seraient pas conformes au droit, selon le Premier ministre, tandis que le président de la commission des finances, Eric Coquerel (LFI), assure qu'elles peuvent être appliquées. Un débat qui pose la question du contrôle préalable des amendements, pour gagner du temps dans l'examen et éviter les surprises après le vote, certains points pouvant être censurés par le Conseil constitutionnel.

"Nos institutions ne sont plus totalement adaptées" : un examen parlementaire à revoir en profondeur ?

Beaucoup d'élus voudraient démarrer par les dépenses avant de débattre des recettes, à l'inverse de ce qui prévaut actuellement. L'enjeu serait selon eux politique, mais aussi pratique. "Je suis pour qu'on parte des besoins, donc des dépenses", estime Eric Coquerel. "Cet ordre est un peu bizarre, on pourrait l'inverser", abonde un conseiller ministériel. "Il faudrait faire sauter ce verrou afin d'avoir une vision globale sur le projet de loi de finances", avance Yaël Braun-Pivet dans un entretien au Monde. La présidente de l'Assemblée propose aussi d'organiser l'examen des textes par thématique.

Des élus d'opposition plaident aussi pour la suppression de l'article 40 de la Constitution, qui les empêche de proposer des amendements qui alourdissent la note pour l'Etat. "En quoi le gouvernement est-il plus rationnel en la matière ? C'est un préjugé antiparlementaire", s'insurge Pierre-Yves Cadalen (LFI). En creux, ces critiques interrogent la mainmise du gouvernement sur le budget, dans un contexte inédit car il ne dispose pas d'une majorité à l'Assemblée. "Il a la maîtrise du temps des débats et il décide quels articles il prend en priorité", déplore la cheffe des députés écologistes, Cyrielle Chatelain. Le gouvernement peut, par exemple, demander une deuxième délibération sur un amendement lorsqu'un vote lui déplaît. "Nos institutions ne sont plus totalement adaptées", poursuit l'élue.

Les parlementaires regrettent par ailleurs de manquer de temps et de moyens pour contrôler la mise en œuvre du budget. "En France, on consacre plus de temps qu'à l'étranger à discuter du budget", note Alexandre Guigue. "Dans les pays anglo-saxons, le Parlement travaille davantage au contrôle du budget qu'à son élaboration." "Il faudrait qu'à la fin de la discussion, on ait un débriefing sur ce qui a péché, et là où on peut améliorer", imagine Véronique Louwagie. Une sorte d'évaluation finale, qui aurait toutefois du mal à s'insérer dans un calendrier déjà très serré.