Il a été le personnage principal d'une journée qui devait se dérouler sans lui. Lorsque Sébastien Lecornu arrive à l'Assemblée nationale, vendredi 31 octobre, peu avant midi, les députés s'écharpent depuis bientôt trois heures sur le gros morceau de l'automne : le projet de loi de finances (PLF). "C'est inédit qu'un Premier ministre vienne au banc sur certains amendements", soulignait une ministre avant sa venue. Il faut dire que le menu budgétaire du jour était très attendu, entre l'article 3 concernant la taxe sur les holdings patrimoniales et les amendements sur la taxe Zucman visant les plus hauts patrimoines.
Quand ils le voient débarquer au Palais-Bourbon, les parlementaires de tous bords s'attendent à une prise de parole du Premier ministre sur ces deux sujets. "Soit il est là pour faire des annonces, soit pour essayer de cadrer ses troupes", estime l'écologiste Jérémie Iordanoff à l'arrivée du Premier ministre et des députés de son bord. Mais une fois dans l'hémicycle, le chef du gouvernement reste silencieux, même quand les députés de l'opposition l'interpellent et lui demandent de s'exprimer. Il se contente de noircir des fiches, d'échanger avec sa ministre des Comptes publics, Amélie de Montchalin, et de multiplier les conciliabules avec ses conseillers. Pour l'heure, Sébastien Lecornu n'est encore qu'un spectateur des débats.
La taxe Zucman, "un mirage"
Pendant ce temps, les discussions progressent lentement sur la taxe sur les holdings, introduite par le gouvernement dans le texte initial du PLF. Le premier rebondissement de la journée intervient peu avant 13 heures. A ce moment-là, le rapporteur général du budget, le député LR Philippe Juvin, parvient à faire voter, avec l'appui du bloc présidentiel et du Rassemblement national, une nette restriction de cette taxe. La gauche fulmine, elle qui avait déjà dénoncé une mesure de faible ampleur pour taxer les hauts patrimoines.
Le deuxième temps fort se joue à la reprise des débats, à 15 heures, avec l'examen très attendu des amendements ayant pour but l'introduction de la fameuse taxe Zucman et ses variantes, dont la taxe Zucman "light", défendue par les socialistes. Les parlementaires de gauche donnent de la voix pour demander au gouvernement de céder sur l'un de ces dispositifs, mais le "socle commun" du centre et de la droite s'y oppose fermement. "La taxe Zucman est un mirage", balaie Charles Sitzenstuhl, du groupe Ensemble pour la République (EPR). La ministre du Budget enfonce le clou et relaie l'avis du Conseil d'Etat - que le gouvernement s'est engagé à publier rapidement - sur l'inconstitutionnalité de l'amendement de la taxe Zucman "light". Quant à la droite, elle ferraille de plus belle contre la gauche, son plus grand adversaire dans l'hémicycle.
"A force de tout taxer, vous n'aurez plus rien à taxer."
Laurent Wauquiez, patron des députés Les Républicainsà l'Assemblée nationale
Grâce aux voix du RN, aussi opposé à toute taxe Zucman, le scénario pressenti par beaucoup se concrétise vers 17h30 : tous les amendements de la gauche réclamant davantage de "justice fiscale" sont largement rejetés. En face, alors que LFI réclame de nouveau la censure du gouvernement, les socialistes sont pour l'instant bredouilles sur ce terrain. Les cadres du parti à la rose, Olivier Faure et Boris Vallaud, avaient pourtant déjeuné avec le Premier ministre quelques heures plus tôt, déclenchant les railleries de LFI et du RN. Les députés PS ne décolèrent pas et la censure se rapproche "à grande vitesse", met en garde une députée. "Le Premier ministre devra dire très vite s’il est capable de bouger chez lui. Sinon la censure sera inévitable", avertit un député PS.
"On l'a en travers de la gorge"
18h28. Silencieux pendant plus de six heures, Sébastien Lecornu se lève et prend la parole. L'hémicycle se tait. "J'ai passé ma journée à écouter", commence le Premier ministre, rappelant d'emblée l'inconstitutionnalité supposée de la taxe Zucman et de son alternative. "J'en arrive, en toute honnêteté, à penser qu'il n'existe aucun impôt qui ne soit pas censuré par le Conseil constitutionnel, et qui soit à fort rendement de 15 milliards d'euros. Je n'y crois pas", assène le chef du gouvernement. Coup dur sur les bancs socialistes. Si les députés de Boris Vallaud avaient fait le deuil de la taxe Zucman "light", ils attendaient néanmoins une mesure permettant de dégager ce montant-là, par ailleurs.
Mais quelques minutes plus tard, nouveau rebondissement. Sébastien Lecornu livre de nouvelles concessions aux socialistes, après la suspension de la réforme des retraites, promise de longue date et approuvée en commission. Le locataire de Matignon se dit favorable au dégel des pensions de retraite et des minima sociaux, mesures pourtant contenues dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS). A défaut de trouver un compromis sur le PLF, l'ancien patron des Armées tente le coup sur l'autre texte budgétaire. "Il a lâché énormément", commente un influent député EPR.
Trente minutes plus tard, Boris Vallaud, le président du groupe PS, dit "prendre acte" des annonces du Premier ministre, tout en questionnant sa capacité à être suivi par les députés du "socle commun". De fait, une partie de la macronie n'est guère emballée par les propositions du chef du gouvernement. Un député dénonce un geste "d’une grande lâcheté" du Premier ministre en faveur des socialistes. "On l'a en travers de la gorge", confie un autre député macroniste. "Refuser de toucher les prestations sociales, c’est renoncer à faire des économies".
"La gauche devrait se réjouir. Ne me demandez pas d’applaudir."
Un député macronisteà franceinfo
C'est "habile" de la part du Premier ministre, note un autre parlementaire du bloc central. Contrairement aux socialistes, "nous ne pouvons pas censurer" le Premier ministre, rappelle cet élu.
"Le temps joue pour lui"
Dans la foulée, Olivier Faure salue d'abord le geste du Premier ministre. "Il serait absurde que nous n'entendions pas ce que vous avez annoncé et je vous en remercie", avance le patron du PS, qui se targue devant la presse d'avoir "récupéré en quelques minutes 5 milliards d'euros (...) Nous n'avons pas rien obtenu, martèle-t-il. En l'état, néanmoins, un vote pour, voire une abstention, semblent exclus : "Si la copie du budget était maintenue telle qu'elle est aujourd'hui, les socialistes voteraient contre." Désormais, le PS a dans son viseur le rétablissement de l'abattement de 10% sur les retraités. "Il est logique que nous continuions à chercher à avancer", maintient le patron des socialistes.
La censure, quant à elle, plane-t-elle toujours au-dessus de Matignon ? La menace "le sera jusqu’à la fin des débats. Il manque beaucoup de recettes. Si ce n'est pas Zucman, alors il en faut ailleurs", assure un ténor du PS. D'autres sont encore plus explicites. "Le Premier ministre nous maintient dans l’illusion d’une ouverture au compromis parce que le temps joue pour lui", glisse un député socialiste.
"Je pense que la censure est tout à fait majoritaire dans le groupe socialiste et que Lecornu n’en n’a jamais été aussi proche."
Un député PSà franceinfo
Une attitude qui agace profondément les troupes macronistes, contraintes d'avaler déjà plusieurs couleuvres depuis le début des débats. "Le compromis, ce ne peut pas être tout le PS, rien que le PS, uniquement le PS", fustige, devant les journalistes, la députée EPR, Prisca Thevenot.
Au banc, le Premier ministre a lui repris la parole, et annonce qu'il va demander aux ministres concernés par le budget de réunir "l'ensemble des personnes que chaque président de groupe va désigner, pour essayer de se mettre d'accord" sur les "grands principes" du PLF et du PLFSS. Reste à savoir si tous les groupes s'y rendront. Commentaire d'un ancien conseiller de Matignon : "Sébastien Lecornu s'est acheté un peu de temps, mais il n'est toujours pas sorti de l'auberge."