Correspondant à Moscou
À entendre les voix officielles saluant avec enthousiasme, fin 2022 à Moscou, la libération du marchand d’armes Viktor Bout, emprisonné depuis onze ans aux États-Unis et échangé contre une basketteuse américaine, on mesure le prix qu’accordait le Kremlin à ce sulfureux personnage - a fortiori dans le contexte de la guerre en Ukraine. «C’est incroyable! Des gens nous écrivent de Russie et de l’étranger pour nous féliciter et se réjouir de cette libération», avait déclaré Maria Zakharova, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères. «Dieu merci, Viktor retourne dans sa patrie. Notre pays a prouvé une fois de plus qu’il n’abandonne pas ses citoyens», avait commenté sans cacher sa joie Maria Butina, elle aussi condamnée naguère aux États-Unis pour espionnage avant d’être libérée en 2019 et élue à la Douma.
Polyglotte, trafiquant de haut vol ayant rendu beaucoup de services aux uns et aux autres (y compris aux Américains en Irak en 2003), fortement soupçonné d’être un agent du renseignement militaire russe (GRU), Viktor Bout n’a rien d’un citoyen ordinaire. «La principale raison pour laquelle la Russie souhaitait tant son retour, c’est qu’il sait des choses. Ses intrigues, ou ses tentatives d’intrigues, notamment autour de ventes d’armes, reposaient sur le soutien dont il bénéficiait dans les structures de l’État, y compris auprès de personnes de haut rang», explique l’analyste militaire Alexander Goltz.
Il est aujourd’hui suspecté, selon le Wall Street Journal, d’être l’intermédiaire dans les négociations entre le Kremlin et les rebelles houthis.
Le plus grand trafiquant d’armes du monde
Viktor Bout est un proche d’Igor Setchine, ancien vice-premier ministre russe, autre polyglotte notoire (français, portugais…), proche de Vladimir Poutine. Les deux hommes s’étaient rencontrés dans les années 1980 au Mozambique alors qu’ils servaient dans l’armée soviétique. C’est notamment grâce à ses réseaux bien connectés au Kremlin que Bout, sous sanctions des Nations unies et visé par un mandat d’arrêt international, aurait échappé à la justice jusqu’à son interpellation, fin 2008 en Thaïlande. Après son extradition aux États-Unis, en 2010, la justice américaine lui avait proposé de témoigner à charge contre Moscou, ce que Viktor Bout s’était refusé à faire… Mais ce n’est sans doute pas tant parce qu’il est «l’homme qui en savait trop» qu’à cause du contexte international que Bout intéresse tant le Kremlin.
À lire aussi Brittney Griner, otage à Moscou des tensions Est-Ouest
Son échange contre Edward Snowden, le lanceur d’alerte réfugié en Russie, avait un temps été évoqué mais les discussions entre Washington et Moscou sur le sujet n’ont, semble-t-il, pas été très loin. La guerre en Ukraine a toutefois fait remonter sa valeur symbolique aux yeux du Kremlin, lui permettant du même coup de mettre dans l’embarras Joe Biden sur le terrain diplomatique et moral.
Car les Américains ont été conduits à négocier le sort d’un homme présenté comme le plus grand trafiquant d’armes du monde, condamné à vingt-cinq ans de prison et qui n’a effectué que la moitié de sa peine. En l’échangeant contre la basketteuse Brittney Griner, c’est en quelque sorte un camouflet que Moscou a infligé à la justice américaine et internationale.