REPORTAGE. "L'été va être chaud" : près de Boulogne-sur-Mer, un collectif citoyen au chevet des migrants "chassés de tous les côtés"

Au milieu des dunes, les policiers guettent. Il n'est pas encore 5 heures du matin, ce jeudi 19 juin, mais les fourgons bleu marine ont déjà effectué plusieurs rotations. Le soleil se lève dans un ciel sans nuages, le vent souffle à peine et la mer est calme. "Les conditions idéales pour tenter un passage vers l'Angleterre", grince l'un des agents. Avec ses nombreux recoins, ses épais buissons et ses longs sentiers, l'endroit est propice aux départs de migrants sur des bateaux gonflables à moteur, dans l'espoir de traverser la Manche.

Comme d'autres "points chauds" du littoral, la plage de la Slack, à Wimereux (Pas-de-Calais), est surveillée de très près. En appui des véhicules de patrouille, un avion de reconnaissance quadrille la zone. Au bord de la route, un canot noir totalement dégonflé a été laissé en boule. Le ton est donné : ici, la police intercepte.

Les restes d'un canot pneumatique neutralisé par les forces de l'ordre à l'entrée de Wimereux (Pas-de-Calais), le 19 juin 2025. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)
Les restes d'un canot pneumatique neutralisé par les forces de l'ordre à l'entrée de Wimereux (Pas-de-Calais), le 19 juin 2025. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

"On risque d'avoir du monde ce matin, préviennent Eric, Ferri et Sandrine, installés aux abords de la gare locale. Ce point est stratégique, car c'est ici que les exilés finissent par atterrir après une tentative de traversée ratée", expliquent ces bénévoles du collectif Alors on aide, tous résidents du secteur. "Au fil du temps, la zone des départs d'embarcations s'est élargie, et on a vu de plus en plus de tentatives avoir lieu à Wimereux et les communes alentour", retrace Sandrine. "Au début, ça fait bizarre... On ne peut d'ailleurs jamais vraiment s'y habituer, surtout aux naufrages", confie Eric, thermos à la main.

"On les repousse, alors qu'ils méritent notre hospitalité"

Il y a un an, en juillet 2024, l'apparition de plusieurs campements de migrants à Wimereux a eu l'effet d'un "déclic" pour ce retraité, "amoureux" de la petite station balnéaire. "La crise de Calais s'est déplacée chez nous, il faut qu'on fasse quelque chose", estime-t-il, voyant cette situation comme le résultat "du harcèlement policier et des nouvelles tactiques de passage".

Au départ, l'aide se limitait à des distributions alimentaires, d'eau et de boissons chaudes, car les migrants remontent des plages épuisés, trempés, "et parfois gazés par la police". Désormais, le collectif s'occupe aussi, avec sa soixantaine de membres, de nettoyer les camps de fortune, organise des lessives et propose même un réseau d'hébergement solidaire chez l'habitant. "Personne ne veut de ces gens. On les repousse de partout, alors qu'ils méritent notre hospitalité", soupire Ferri, la Néerlandaise de l'équipe, très impliquée auprès des migrants du littoral.

Pour Eric, 64 ans, bénévole du collectif Alors on aide, l'action citoyenne permet "d'arrondir les angles" entre les migrants et les habitants de Wimereux. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)
Pour Eric, 64 ans, bénévole du collectif Alors on aide, l'action citoyenne permet "d'arrondir les angles" entre les migrants et les habitants de Wimereux. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

'hébergement des migrants chez les habitants ne dépasse pas trois nuits et n'est proposé que si les solutions de l'Etat sont indisponibles. "Ça reste un répit que l'on fournit, pas une solution pérenne", explique Eric. Pour rassurer les riverains solidaires, le collectif rappelle que la loi protège l'accueil de personnes en détresse.

Pour intervenir rapidement, le collectif a des yeux partout. "Ma maison donne sur la gare, on connaît quelqu'un qui a une vue sur la plage, d'autres sur les routes empruntées par les exilés... Rien ne nous échappe !", explique Sandrine, la troisième bénévole, avant d'être interrompue par des cris sur le quai derrière elle : "Dehors ! You go ! Allez !" Depuis la porte du train de 7h04, tout juste arrivé, une contrôleuse chasse un groupe de migrants qui espéraient se rendre à Calais depuis Boulogne-sur-Mer. Ils descendront finalement à Wimereux.

"C'est une économie dégueulasse !"

"Comment pourrait-on avoir un ticket ? On a tout perdu", peste Aref*, jeune Afghan, entouré d'une dizaine de Soudanais. Tous ont les traits tirés et sentent le feu de bois. Malgré la douceur ambiante, ils sont chaudement vêtus. "Personne n'a dormi, on n'a fait que courir toute la nuit", souffle l'un d'eux. Les bénévoles les invitent à se poser quelques instants. Timidement, la bande accepte. Autour d'un café brûlant et de quelques biscuits, les langues se délient rapidement.

Le collectif Alors on aide propose aux migrants de recharger leurs téléphones et de faire le plein d'eau et de nourriture après des nuits souvent très difficiles. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)
Le collectif Alors on aide propose aux migrants de recharger leurs téléphones et de faire le plein d'eau et de nourriture après des nuits souvent très difficiles. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

"On a essayé de passer cette nuit, mais le moteur n'était même pas installé sur le bateau que la police est arrivée derrière nous, avec des lampes torches et du gaz lacrymogène", raconte Yassir*, la petite vingtaine, comme le reste de ses compatriotes soudanais.

La tentative de traversée leur a aussi coûté leurs affaires. "Les passeurs nous ont demandé au dernier moment de jeter nos sacs pour faire de la place, et mettre plus de monde sur le bateau. Au final, ça n'a servi à rien et on a dû s'enfuir." Premier essai pour ce groupe et premier échec. "C'est une économie dégueulasse ! Tout pour l'argent, ils ne pensent pas à vous !", s'exaspère Ferri. Face à elle, Yassir acquiesce, les yeux dans le vide.

Des migrants "épuisés, à cran" 

Avec les bénévoles, le petit groupe converse dans un anglais fluide. Tous veulent rejoindre le Royaume-Uni, où les attendent des proches, d'anciens amis étudiants, une promesse d'emploi... Tout ce qu'ils n'ont pas réussi à trouver en France. "Ici, les démarches ne mènent à rien, on doit attendre des mois sans pouvoir travailler, sans ressources, quand on n'est pas simplement chassés de tous les côtés...", maugrée Osman*, l'un des Soudanais qui ont fui la guerre civile qui ravage leur pays depuis 2023. 

Sandrine, bénévole du collectif Alors on aide, surveille très régulièrement les bateaux de secours dans la Manche pour savoir si un sauvetage est en cours. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)
Sandrine, bénévole du collectif Alors on aide, surveille très régulièrement les bateaux de secours dans la Manche pour savoir si un sauvetage est en cours. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Sur le parvis de la gare de Wimereux, la crise migratoire montre toutes ses facettes. "Lors de nos distributions, tout se passe très bien, assure Eric. Mais le soir, il peut arriver qu'il y ait des bagarres. Les gens sont épuisés, à cran, et certaines communautés ne s'entendent pas", décrit-il. Certains jours, il peut arriver que 200 personnes au total se massent près des quais. "C'est sans queue ni tête. Les policiers les poussent jusqu'ici, pour qu'ils prennent le train et quittent la zone. Mais la police ferroviaire ou les contrôleurs les empêchent ensuite de monter dans les wagons...", pointe le bénévole.

"Le côté citoyen de notre collectif est bien perçu par les autorités. Nous arrivons à être écoutés, là où les grandes associations sont parfois perçues comme trop politiques ou militantes. Les forces de l'ordre estiment aussi que l'on apaise les choses."

Eric, bénévole du collectif Alors on aide

à franceinfo

Pour leurs actions, les bénévoles se sont fixés quelques lignes rouges. "On n'intervient pas dans les dunes par exemple, pour des raisons de sécurité, mais aussi parce que l'on pourrait trahir la position des campements, et nous ne sommes pas de la police", insiste Sandrine.

"On regarde le monde à l'envers"

Entre deux grandes cuillères de sucre versées dans les gobelets, Ferri revient sur les violences qui surgissent fréquemment. "Pour moi, on regarde le monde à l'envers. La situation devient dangereuse justement parce qu'on empêche les migrants de partir, avec des barbelés, des rochers, des renforts de police... Regardez Calais, c'est devenu une ville prison, une ville en guerre avec toutes ces barrières", juge la séxagénaire. "Si on les traite comme des êtres humains qui veulent partir pour une vie meilleure, et qu'on n'accepte plus l'argent du Royaume-Uni pour verrouiller la côte, ça ira mieux. Sinon, ça risque fortement de péter".

Face au nombre record de traversées de "small boats" lors de la première moitié de l'année 2025 – 17 278 personnes ont débarqué sur le sol britannique au 17 juin – le Royaume-Uni réclame davantage de résultats en retour des quelque 180 millions d'euros versés cette année encore pour financer les opérations de police.

Le long des côtes du Nord et du Pas-de-Calais, les policiers tombent régulièrement sur des bidons de carburant, des campements et même des canots dissimulés en vue d'une traversée. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)
Le long des côtes du Nord et du Pas-de-Calais, les policiers tombent régulièrement sur des bidons de carburant, des campements et même des canots dissimulés en vue d'une traversée. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Londres presse désormais Paris d'intervenir directement en mer, sauf que ces méthodes font débat. Conformément au droit de la mer, une fois les migrants embarqués, les autorités françaises se limitent au sauvetage. Elles sont par ailleurs tenues de laisser naviguer les canots, même en mauvais état, "compte tenu des risques de chute à la mer ou de blessures encourues par les personnes dans l'hypothèse d'une intervention contrainte des moyens de secours français", justifiait encore le 14 juin la préfecture maritime (Prémar) de la Manche et de la mer du Nord.

Malgré les risques évoqués, le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, dit vouloir "faire évoluer" la doctrine encadrant l'action des forces de l'ordre "pour pouvoir intervenir dans les eaux peu profondes" mais aussi intercepter les embarcations "jusqu'à 300 mètres de la côte". Ce dossier est actuellement entre les mains du Secrétariat général de la mer, qui dépend du Premier ministre, et devrait donner lieu à des propositions "dès le milieu de l'été, compte tenu de l'agenda politique brûlant", confie une source gouvernementale à franceinfo. "Si les forces de l'ordre se mettent à chasser les migrants en mer, ça va être un carnage", craignent les bénévoles rencontrés à Wimereux.

"Pour passer là-bas, ça prend quelques heures"

De leur côté, Aref et son groupe relativisent. S'ils n'ont pas emprunté les mêmes routes migratoires, tous ont dû traverser la Méditerranée. "C'était très long, très dangereux, et les gardes-côtes grecs ou libyens peuvent être violents", racontent-ils. A l'horizon, les falaises blanches de la côte britannique sont bien visibles ce matin-là depuis les hauteurs de Wimereux. "Pour passer là-bas, ça prend quelques heures, ce n'est rien", estime Yassir, sans savoir que le détroit du Pas-de-Calais est l'un des plus empruntés au monde, "avec environ 600 navires commerciaux par jour", rappelle la Prémar.

Depuis le début de l'année, 17 migrants ont perdu la vie en tentant de traverser, selon le ministère de l'Intérieur, souvent à cause de l'état de leur embarcation. Ce chiffre avait atteint un record en 2024, avec 78 décès. "Peu importe, si je vois un bateau, je monte dedans direct", tranche Yassir. 

Un avion de surveillance patrouille au-dessus des plages et des dunes de Wimereux (Pas-de-Calais), le 19 juin 2025. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)
Un avion de surveillance patrouille au-dessus des plages et des dunes de Wimereux (Pas-de-Calais), le 19 juin 2025. (PIERRE-LOUIS CARON / FRANCEINFO)

Après avoir grapillé quelques pourcents de batterie sur leur téléphone, récupéré de l'eau, des barres de céréales et du café en poudre, les jeunes hommes partent en quête d'un endroit discret où se reposer. Une nouvelle tentative se profile la nuit suivante, avant le retour annoncé du vent. "S'il y a un souci en mer, surtout appelez ce numéro", répète Ferri, en distribuant des petits papiers imprimés du 112. Alors que la bande s'éloigne, les bénévoles s'attendent à être "très mobilisés" pour le reste de la journée, mais aussi dans les semaines à venir. "L'été va être chaud", lâche Eric, qui compte bien "aider autant que possible".

* Ces prénoms ont été changés afin de préserver l'anonymat des personnes interrogées.