«Les nouveaux inquisiteurs médiatiques, réalisent-ils que leurs méthodes risquent de se retourner contre eux ?»

*Chloé Morin est politologue et auteur de Quand il aura vingt ans (Fayard, 2024).


On retiendra de cette année finissante que nous sommes entrés dans une période d’escalade de la folie politique, à laquelle répond un basculement d’un nombre croissant de médias dans une forme de déraison qui interroge, effraie ou écœure nos concitoyens. Certaines digues déontologiques sautent pour des raisons idéologiques ou économiques. Certaines évidences sont remises en cause, des questions qui ne se posaient auparavant jamais deviennent tout à coup centrales. Donnons-en un exemple qui me semble particulièrement grave : doit-on mentionner, ne serait-ce que sous forme de rumeur ou d’hypothèse, la vie privée d’un responsable politique ou d’un personnage public ? Cette question qui fut longtemps cantonnée uniquement à la presse people taraude de plus en plus de journalistes dits «sérieux». Le journalisme d’investigation se sent désormais autorisé à toutes les intrusions dans la vie privée, prenant des prétextes de plus en plus farfelus pour les justifier au regard de l’intérêt général qu’il est supposé éclairer et servir. Ces intrusions sont d’autant plus mesquines et méprisables qu’elles visent rarement un personnage public au faîte de sa gloire et au sommet de son pouvoir, et que leurs auteurs ne rendent jamais de comptes lorsqu’il s’avère qu’ils se sont trompés dans leur récit des faits.

Les phénomènes qui précipitent le journalisme dans le caniveau sont hélas bien connus : la recherche d’audience, qui est vitale pour un modèle économique médiatique fragilisé ; le sentiment de toute-puissance du journaliste tenant un destin à la merci de sa plume – sentiment contre lequel aucun être humain ne saurait s’estimer immunisé ; l’amplification des scandales à l’infini par la chambre d’écho des réseaux sociaux ; mais aussi le voyeurisme du public qui autorise toutes les intrusions dans la vie privée des personnages publics, ou encore la concurrence croissante entre le journalisme politique dit de coulisses et la fiction politique.

Pour les journalistes politiques, le précédent Mitterrand sert désormais de prétexte à toutes les dérives. Puisqu’il exista une époque où nos élites médiatiques ont passé sous silence des faits (la fille cachée du président) qu’elles auraient dû rendre publics, il devient pour certains enquêteurs légitime de s’acheter une respectabilité en révélant n’importe quel secret politique, quand bien même celui-ci n’aurait strictement aucun intérêt du point de vue de l’intérêt général. Massacrer nos élus par tous moyens est un sport auquel on se livre d’autant plus facilement que, d’une part, les initiateurs du lynchage ne sont jamais renvoyés à leurs responsabilités – Votre info est fausse ? Pas grave ! Il suffit de déclarer sur un ton martial que vous maintenez vos propos pour que, aidé par le secret des sources, vous veniez à bout de toutes les mises en cause ; que d’autre part, les nouveaux inquisiteurs se sentent galvanisés par la force du nombre, cette immense majorité de français considérant désormais que nos élus sont tous pourris et méritent donc d’être punis par tous moyens disponibles. Qui ira pleurer sur un responsable politique décrié, surtout si c’est un opposant politique ?

Le basculement dans un journalisme de la délation, qui s’est accéléré avec MeToo, n’étonne désormais plus personne et n’indigne hélas plus grand monde

Chloé Morin

La séparation de la vie publique et de la vie privée est un acquis majeur des Lumières, et la protection de la vie privée de tout individu est garantie par l’article 9 du Code civil («chacun a droit au respect de sa vie privée»). C’est là un pilier de notre culture politique, dont les incultes tendent à oublier l’importance. Nous leur conseillons de relire Rousseau, Constant et bien d’autres.

Évidemment, le droit à la vie privée ne saurait jamais être invoqué pour cacher des crimes ou délits (en particulier de nature sexiste et sexuelle). Mais à l’inverse, que l’on soupçonne systématiquement ceux qui cultivent leur jardin secret d’avoir quelque chose de délictueux à cacher est absolument intolérable. Rappelons-nous que c’est bien par l’exigence de transparence que la tyrannie a de tout temps cherché à asseoir son autorité. L’abolition de la frontière entre vie privée et vie publique, même lorsqu’elle est réalisée d’une manière tout à fait hypocrite et lâche (par exemple sous prétexte de citer une rumeur que les élites seraient accusées de cacher au peuple, l’existence même du secret engendrant mécaniquement une sorte de « droit de savoir »), est la marque du totalitarisme. Le basculement dans un journalisme de la délation, qui s’est accéléré avec MeToo, n’étonne désormais plus personne et n’indigne hélas plus grand monde.

En cette période de fêtes et de vœux pour l’année qui vient, rappelons-nous une évidence qui relève de la sagesse de grands-mères davantage que de Machiavel ou Sun Tzu : Lorsqu’on s’interroge sur le bien-fondé d’un acte, quel qu’il soit, il est préférable de lui appliquer le principe de réciprocité. Comment souhaiterais-je être traité si c’était moi ? Avant d’applaudir celles et ceux qui « balancent » sur la vie privée de leurs adversaires politiques, nos élus feraient donc bien de se demander s’ils n’ont pas quelques secrets qu’ils ne souhaiteraient surtout pas voir révélé au grand jour. Et les inquisiteurs modernes devraient, eux aussi, réaliser que la brèche qu’ils sont en train d’ouvrir finira par légitimer toutes les enquêtes sur leurs vices et leur vie personnelle. Est-ce de ce monde-là que nous voulons ?