Défense : "Si l'Europe veut augmenter sa production militaire, elle peut en avoir les moyens, si elle se les donne", estime un économiste

"Si l'Europe veut augmenter sa production militaire, elle peut en avoir les moyens, si elle se les donne", estime, mercredi 5 mars, Sylvain Bersinger, économiste au sein du cabinet Asterès, auteur d'une note en 2024 intitulée "La France n'est pas en économie de guerre", alors qu'Emmanuel Macron a annoncé sur X qu'il allait s'adresser aux Français le soir même. Une allocution qui portera "uniquement sur la défense nationale dans le contexte ukrainien", précise l'Élysée, à la veille d'un Conseil européen très important à propos de la guerre en Ukraine.

Par ailleurs, la Commission européenne a dévoilé mardi un plan de 800 milliards d'euros pour "réarmer l'Europe", avec l'idée d'inciter les Européens à augmenter leur budget de défense. Les États membres le feront-ils ? "C'est une question de volonté politique", poursuit l'économiste. Selon lui, "c'est toujours le serpent de mer en Europe", mais "il faudrait que l'Europe arrive à parler d'une seule voix, insiste-t-il. Je ne sais pas si elle va y arriver".

franceinfo : Les Européens sont seuls, les États-Unis ont suspendu leur envoi d'armes et de munitions pour l'Ukraine. Avons-nous les moyens de compenser ?

Sylvain Bersinger : Oui. Je pense que l'Europe a beaucoup de moyens financiers en réalité. La France en a un peu moins parce qu'on a une situation des finances publiques plus dégradée. Mais si on pense à l'Allemagne, aux Pays-Bas, aux pays scandinaves qui ont vraiment des niveaux de dette publique faible, disons que l'Europe pourrait emprunter des centaines de milliards d'euros. S'il le fallait, si on en avait la volonté. Donc, je pense que ce n'est pas tellement une question de, est-ce qu'on peut le faire, plutôt d'est-ce qu'on veut le faire.

Vous me répondez sur le plan financier. Mais concrètement, quel pays est capable aujourd'hui de produire rapidement les équipements indispensables ? La France, par exemple, qu'est ce qu'elle peut proposer là, tout de suite ?

En termes de matériel militaire spécifique, je ne suis pas suffisamment expert du domaine militaire pour vous dire tel ou tel type d'armement. C'est vrai qu'il y a un temps pour augmenter la production, donc après le délai d'augmentation de la production fait qu'évidemment les systèmes d'armement spécifiques que fournissent les Américains ne peuvent pas être remplacés en quelques semaines ou en quelques mois. Cela dit, si l'Europe veut augmenter dans quelques mois, trimestres, années, sa production militaire, elle peut en avoir les moyens si elle se les donne.

Précisément, il faut beaucoup de moyens, évidemment, pour cette montée en puissance militaire. L'Europe s'apprête à valider un plan d'attaque baptisé "réarmer l'Europe", avec tout de suite 150 milliards de prêts à disposition. C'est ce qu'on appelle déjà une économie de guerre ou pas ?

Ce n'est pas évident de vous répondre parce que le terme économie de guerre n'a pas de définition parfaitement rigoureuse. C'est difficile de dire à partir de tel niveau de dépenses militaires dans le PIB par exemple, on dit qu'on est en économie de guerre ou pas. Et qu'est-ce qu'on appelle économie de guerre ? Par exemple, pendant le Covid, est-ce qu'on était ou pas en économie de guerre ? Ce n'était pas un combat militaire, mais c'était un combat contre un virus qui avait amené à totalement cadenasser l'économie. 

"Je dirais que l'économie de guerre, c'est quand les indicateurs habituels économiques, la croissance, le pouvoir d'achat, cèdent le pas face à une urgence considérée comme vitale."

Sylvain Bersinger

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Donc, par exemple, actuellement, l'Ukraine est en économie de guerre puisque son budget militaire pèse à peu près 25% de son PIB. Donc, là, c'est vraiment l'ensemble de l'économie qui est mobilisé pour un effort militaire.

Oui, bien sûr, mais l'Ukraine est en économie de guerre et est même en guerre. On va peut-être entrer plus dans ce plan européen pour peut-être tenter de répondre à cette question économie de guerre ou pas ? Parce que l'idée, par exemple, c'est d'inciter les Européens à augmenter leur budget de défense, au moins +1,5 % du produit intérieur brut supplémentaire. Mais est-ce qu'il y a vraiment une volonté commune des États membres finalement de s'endetter encore une fois après le Covid ?

Je pense que vous avez tout à fait raison. C'est une question aussi de volonté politique. 

"Je pense que les États européens ne ressentent peut-être pas le risque, du fait de la guerre en Ukraine, avec la même intensité. Les États baltes et la Pologne, qui ont d'ailleurs déjà beaucoup augmenté leurs dépenses militaires, se sentent beaucoup plus concernés, peut-être que, par exemple, l'Espagne ou le Portugal, qui sont géographiquement beaucoup plus loin."

Sylvain Bersinger

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Donc ce qu'il faudrait, c'est essayer, évidemment, mais c'est toujours le serpent de mer en Europe, de se coordonner, d'avoir une réponse commune. Je ne sais pas si politiquement, les pays européens plus le Royaume-Uni d'ailleurs, qui est un acteur important dans le domaine militaire, même s'il n'est plus dans l'Union européenne... Il faudrait que l'Europe arrive à parler d'une seule voix. Je ne sais pas si elle va y arriver.

Toujours dans ce plan européen présenté demain, on pourrait accepter de faire sauter les interdits. L'Europe autoriserait à dépasser la limite des déficits publics qui sont jusqu'à présent bloqués à 3 %. Cela peut s'avérer dangereux ce type de dérapage, sur nos impôts notamment ?

Je pense que ça dépend pas mal des pays, parce qu'en fait il y a des pays, je pense à l'Allemagne, je pense aux Pays-Bas, je pense aux pays scandinaves, qui n'ont absolument aucun problème de finances publiques. S'ils augmentaient leurs dépenses militaires de 1, 2, même 3 points de PIB, ça ne mettra absolument pas en difficulté leur budget ou leurs finances publiques. D'autres pays, comme la France ou l'Italie, qui ont des finances publiques nettement plus dégradées, on a quand même beaucoup moins de marge de manœuvre. Donc je pense que, sur cette question-là, ça dépend des pays. Une solution, ça pourrait être des emprunts européens, c'est-à-dire que l'ensemble de l'Union européenne lèverait de l'argent comme ça avait été fait pendant le Covid, ce serait peut-être la meilleure solution, mais peut-être aussi la plus dure à mettre en place politiquement.

Vous évoquiez l'époque du Covid, précisément l'Allemagne annonce de son côté 800 à 900 milliards dégagés pour la défense. Est-ce qu'on est reparti dans le "quoi qu'il en coûte", qu'on a connu précisément au moment de la crise sanitaire ?

Je crois que les chiffres annoncés pour l'Allemagne ne concernaient pas que la défense, il y avait aussi les infrastructures dans cet ensemble. 

"C'est vrai qu'on a l'impression, dans les discours qu'on entend des responsables politiques, de retrouver cette idée qu'on avait appelée le "quoi qu'il en coûte" pendant la crise Covid, où on avait mis des moyens très importants pour financer le chômage partiel, les vaccins, etc. Il y a un peu cette idée-là face à une menace jugée extrêmement prégnante. Il y a quand même une grosse différence, c'est que pendant le Covid, les taux d'intérêt étaient grosso modo à zéro, ou en tout cas très faibles."

Sylvain Bersinger

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Donc, quand les États s'endettaient, ils s'endettaient à 0%. Aujourd'hui, la France s'endette à plus de 3%. Et vous avez sûrement remarqué que quand l'Allemagne annonçait le plan que vous mentionnez de plusieurs centaines de milliards d'euros, les taux ont fortement augmenté en Allemagne et dans tous les pays européens. Ce qui veut dire qu'aujourd'hui, un "quoi qu'il en coûte" reste possible, mais il serait plus coûteux parce qu'on emprunterait de l'argent à des taux beaucoup plus élevés.

Avec quel type d'effet, par exemple ?

Ce qu'il y a, c'est que si vous empruntez de l'argent de la dette publique avec des taux plus élevés, ensuite, vous augmentez dans les années, les décennies futures, vos charges d'intérêts. Donc, ensuite, il faut mobiliser des ressources, ne serait-ce que pour financer des intérêts sur la dette. Donc votre dette, votre endettement vous coûte beaucoup plus cher. Donc ça veut dire qu'on peut toujours faire ce qu'on appelait un "quoi qu'il en coûte" pour la défense, mais cela impliquerait soit d'augmenter les impôts ailleurs, soit de baisser les dépenses, soit de travailler plus pour augmenter la croissance. C'est-à-dire que le coût budgétaire serait, au bout du compte, beaucoup plus fort.

Dans le plan, il y a aussi un appel aux capitaux privés, et là ça peut intéresser des groupes, y compris hors du champ militaire peut-être, lesquelles selon vous ?

Au bout du compte, on retombera un peu sur les mêmes problèmes. Parce que si vous mobilisez plus d'argent privé pour la défense, cet argent privé n'ira pas s'investir ailleurs et ça fera augmenter les taux ailleurs. Donc quand vous êtes dans une situation comme actuellement, où est plus à des taux zéro, si vous mobilisez plus de capitaux sur un secteur d'activité, qu'il soit public ou privé, vous augmentez les taux ailleurs dans votre économie. Donc je pense que le fait que les capitaux soient publics ou privés, alors oui, ça peut changer comptablement la situation budgétaire des États, mais au bout du compte, ça ne changera pas fondamentalement l'équation.

Ça peut, peut être, changer les finances de certaines entreprises de défense. On a vu dès lundi les bourses s'envoler, par exemple pour Dassault Aviation et Thalès en France à plus 15%, le Britannique BAE Systems, l'Allemand ThyssenKrupp, les hélicoptères, les missiles de l'Italien Leonardo. Est-ce qu'on est autorisé à dire que certains ont finalement au bout du bout, intérêt à la guerre ?

Evidemment, les entreprises qui fabriquent du matériel militaire, si vous augmentez l'effort de défense et que vous augmentez les commandes à ces entreprises, évidemment, c'est plus d'activité pour ces entreprises-là. Si on refait l'analogie avec le Covid, quand on a acheté rapidement des masques, du gel hydroalcoolique, ou tout un tas de matériel médical, ça a été de l'activité pour ces entreprises-là.

C'était pour soigner, cette fois-ci pour faire la guerre. Est-ce que c'est peut-être plus inquiétant ?

C'est une décision politique. C'est aux citoyens et aux dirigeants qu'ils élisent de répondre à cette question. Si, je vous réponds d'un point de vue strictement économique, oui, quand vous passez plus de commande à une industrie, à des entreprises, mécaniquement, ces industries-là ont plus d'activité. Et c'est assez logique que les cours boursiers des géants de l'armement européen aient augmenté, comme vous le signaliez.