Groupes armés par Israël, clans influents... Le Hamas est-il en train de perdre le contrôle de la bande de Gaza ?

Après 21 mois d'un conflit dévastateur qui a fait plus de 50 000 morts à Gaza, que reste-t-il encore du pouvoir du Hamas dans l'enclave palestinienne ? Peu de choses, à en croire un responsable de la branche armée du mouvement palestinien, interrogé dimanche 6 juillet par la BBC, sous couvert d'anonymat. Alors que de nouvelles négociations indirectes s'ouvraient le même jour au Qatar, dans l'espoir de trouver un accord sur un cessez-le-feu dans l'enclave, ce lieutenant colonel a affirmé à la chaîne britannique que le Hamas avait perdu le contrôle de 80% du territoire. "Le contrôle du Hamas est réduit à zéro. Il n'y a pas de leadership, pas de commandement, pas de communication. (...) C'est l'effondrement total."

Sur le plan géographique, l'armée israélienne contrôle désormais "plus de 80%" de la bande de Gaza, confirme Thomas Vescovi, chercheur et auteur de plusieurs ouvrages sur les territoires palestiniens occupés. En près de deux ans de conflit, l'Etat hébreu est aussi parvenu à décimer les effectifs du Hamas. "Sur les 20 000 à 25 000 membres que comptaient les brigades al-Qassam avant la guerre, plusieurs milliers ont été tués", relate Hugh Lovatt, chercheur au Conseil européen pour les relations internationales (EFCR). "Beaucoup de haut responsables ont été abattus, notamment au sein de la branche armée."

Un "chaos sécuritaire"

En janvier, le renseignement américain avait nuancé le succès de l'offensive israélienne, déclarant que le mouvement islamiste "recrutait presque autant de nouveaux militants qu'il en avait perdus". Mais si le Hamas a pu se régénérer, "ses capacités à entraîner ces recrues et à les armer sont aujourd'hui incertaines", avance Thomas Vescovi.

Des chars israéliens se déploient à la frontière avec la bande de Gaza, le 1er juillet 2025. (JACK GUEZ / AFP)
Des chars israéliens se déploient à la frontière avec la bande de Gaza, le 1er juillet 2025. (JACK GUEZ / AFP)

Dans ce contexte, la bande de Gaza, dirigée de fait par le Hamas depuis 2007, s'enfonce chaque jour un peu plus dans l'anarchie. Alors que la population est menacée de famine par le blocus israélien, les pillages de convois d'aide humanitaire se multiplient. "Aujourd'hui, le vol est considéré comme acceptable", dénonce le journaliste palestinien Rami Abou Jamous, décrivant un "chaos sécuritaire" dans son journal de bord publié par Orient XXI. En plus des gangs qui prennent d'assaut les camions d'ONG, le Gazaoui évoque "le racket de ceux qui ont réussi à attraper un colis ou sac de farine dans les centres" de distribution, qui "peuvent se faire agresser au détour d'une ruelle par deux ou trois jeunes armés de couteaux".

Face à ces violences et sans police capable de maintenir l'ordre, plusieurs grandes familles de l'enclave ont entrepris, fin juin, de sécuriser les convois humanitaires dans le nord de Gaza, rapporte Haaretz. "En l'absence d'un gouvernement central et face à une incertitude inédite, plusieurs clans sont considérés comme des îlots de stabilité", observe le quotidien israélien.

L'influence grandissante des clans

Le rôle de ces familles dans la société gazaouie n'est pas nouveau. Elles constituent "une structure sociale très importante, dont [l'influence] a varié selon les périodes", explique Jean-Paul Chagnollaud, professeur émérite des universités et directeur de la revue Confluences Méditerranée. "Ils étaient très actifs avant la prise du pouvoir du Hamas en 2007, détaille Hugh Lovatt. Avec l'affaiblissement de la gouvernance centralisée [du Hamas], ces clans sont à nouveau considérés comme une forme de pouvoir politique et de sécurité."

Des Gazaouis transportent des sacs d'aide humanitaire à travers les décombres de Jabalia, le 22 juin 2025. (OMAR AL-QATTAA / AFP)
Des Gazaouis transportent des sacs d'aide humanitaire à travers les décombres de Jabalia, le 22 juin 2025. (OMAR AL-QATTAA / AFP)

Mais le regain d'influence des grandes familles n'est pas gage de stabilité. Fin juin, des affrontements ont opposé des militants du Hamas et des membres armés du clan Barkbah, à Khan Younès, relaie Haaretz. Les violences ont "duré plusieurs jours, coûtant des vies", avant que le mouvement palestinien ne reprenne le contrôle de la zone, selon le quotidien israélien.

Certains, comme Rami Abou Jamous, redoutent désormais des rivalités qui déchireraient encore plus le territoire. "Il est vrai que la majorité des Gazaouis ne souhaitent pas que le Hamas reste au pouvoir. (...) Mais personne ne veut la loi de la jungle, le pouvoir des clans et l'injustice partout", écrit-il dans son journal de bord. Selon le journaliste palestinien, "tout le monde redoute" la "loi des clans".

"Chaque famille va essayer de se militariser, de renforcer son pouvoir. Ceux qui n'appartiennent pas à l'un de ces clans n'auront aucun recours. C'est exactement ce que cherchent les Israéliens."

Rami Abu Jamus, journaliste gazaoui

dans son journal de bord

"Le scénario d'une bande de Gaza déchirée par les rivalités entre les clans, sans gouvernance centrale et livrée à des violences intracommunautaires, serait dangereux pour les Palestiniens, mais aussi pour Israël", argue Hugh Lovatt. Le chercheur de l'EFCR souligne ainsi que "certains de ces clans ont des liens avec des groupes terroristes comme l'Etat islamique, ou sont liés à des réseaux criminels".

Israël arme des groupes opposés au Hamas

C'est notamment le cas de la milice des Forces populaires, dirigée par Yasser Abou Shabab. Ce membre d'un important clan de Rafah avait été incarcéré à Gaza pour trafic de drogue avant la guerre, raconte l'historien Jean-Pierre Filiu dans les colonnes du Monde. Le Palestinien, qui s'est évadé de prison au début du conflit, est désormais à la tête d'un gang ennemi du Hamas, accusé par plusieurs ONG et organisations internationales d'avoir organisé des pillages de convois en 2024, ajoute Libération.

Pourtant, ces dernières semaines, l'organisation de Yasser Abou Shabab a affirmé sur les réseaux sociaux qu'elle œuvrait pour "protéger la population contre le terrorisme généralisé, empêcher le vol des aides et faire face à la corruption", précise le quotidien. Sa milice a été photographiée alors qu'elle menait un contrôle sur des véhicules de l'ONU, dans une partie du territoire que l'armée israélienne interdit théoriquement aux Palestiniens.

Des Palestiniens pleurent la mort de proches tués par des tirs israéliens lors d'une distribution d'aide alimentaire, le 21 juin 2025, à Gaza. (MAJDI FATHI / NURPHOTO / AFP)
Des Palestiniens pleurent la mort de proches tués par des tirs israéliens lors d'une distribution d'aide alimentaire, le 21 juin 2025, à Gaza. (MAJDI FATHI / NURPHOTO / AFP)

Fin juin, l'ex-ministre de la Défense israélien, Avigdor Lieberman, a révélé à la radio Kan que l'armée fournissait des fusils d'assaut à des groupes gazaouis opposés au Hamas. Dans la foulée, Benyamin Nétanyahou a assumé avoir "activé des clans" dans l'enclave, suscitant de vives critiques de l'opposition. "C'est un scénario dangereux mais aussi clairement la politique" de l'exécutif israélien, qui "veut tout faire non seulement pour affaiblir le Hamas, mais aussi pour faire (...) plonger la société dans le chaos", expose Hugh Lovatt.

"L'objectif est de rendre Gaza ingouvernable, invivable, et ainsi de créer les conditions pour provoquer le départ de la population."

Hugh Lovatt, chercheur à l'EFCR

à franceinfo

En cas de cessez-le-feu durable à Gaza, aucun des experts interrogés par franceinfo n'imagine des groupes armés comme ceux de Yasser Abou Shabab s'imposer à la place du Hamas. "Ils n'ont aucune pérennité en l'absence de l'armée israélienne sur le territoire", assure Thomas Vescovi, qui évoque des contingents "peu nombreux". "Ils sont décrédibilisés, car la coopération avec Israël est inacceptable pour les Gazaouis", approuve Jean-Paul Chagnollaud. Même constat pour les clans et grandes familles, dont l'influence se limite à des territoires restreints.

"Le Hamas n'a pas été éradiqué" 

Un changement de pouvoir semble d'autant plus improbable que l'Etat hébreu n'a, à ce jour, pas atteint son principal objectif de guerre : éliminer le Hamas. "Depuis un mois, on constate une recrudescence d'opérations contre l'armée israélienne, dans des zones qu'elle est pourtant censée contrôler", pointe Thomas Vescovi, citant la mort cette semaine de cinq militaires dans une embuscade à Beit Hanoun. "A chaque fois que les soldats arrivent dans une zone, les combattants du Hamas partent avec les civils ou se cachent. Puis lorsque l'armée se retire, les effectifs 'dormants' sont réactivés", abonde Hugh Lovatt. 

En janvier déjà, lors d'un précédent cessez-le-feu, l'organisation islamiste avait mis en scène sa capacité à passer sous les radars de l'armée israélienne, rappelle Thomas Vescovi. "En 24 heures, on avait vu les combattants réapparaître dans les rues de Gaza et orchestrer la médiatisation de la libération des otages israéliens", rappelle-t-il. Une opération de communication visant à "prouver que le Hamas n'avait pas totalement disparu, même après plus d'un an d'affrontements intenses".

Des combattants des brigades al-Qassam, la branche armée du Hamas, lors de la libération d'otages israéliens à Deir al-Balah, dans la bande de Gaza, le 8 février 2025. (ASHRAF AMRA / ANADOLU / AFP)
Des combattants des brigades al-Qassam, la branche armée du Hamas, lors de la libération d'otages israéliens à Deir al-Balah, dans la bande de Gaza, le 8 février 2025. (ASHRAF AMRA / ANADOLU / AFP)

Le pouvoir politique du Hamas ne s'est, lui non plus, pas complètement délité. "C'est toujours le ministère de la Santé qui annonce le décompte des morts et des blessés. L'infrastructure administrative existe toujours, même si elle est incroyablement affaiblie", remarque Jean-Paul Chagnollaud. "Des policiers du parti sont souvent présents dans les hôpitaux, où ils tiennent un petit bureau pour enregistrer les plaintes, et autres tâches administratives", révèle Rami Abou Jamous.

"Israël a considéré qu'il pouvait éliminer le Hamas et le remplacer par autre chose, oubliant qu'il ne s'agit pas seulement d'un groupe armé, mais aussi une organisation politique avec des institutions et une base sociale."

Thomas Vescovi, historien

à franceinfo

Pour preuve : "C'est avec le Hamas qu'on négocie actuellement un cessez-le-feu à Gaza", pointe Jean-Paul Chagnollaud. "Il n'a pas été éradiqué." Pour Hugh Lovatt, le groupe islamiste "n'acceptera pas de déposer les armes comme Israël le réclame", même en cas de fin des combats. Car le mouvement palestinien "sait que sa survie politique se joue" dans l'enclave, et sur l'issue de ces pourparlers, appuie Thomas Vescovi.

Si Israël accepte le retrait total de son armée au terme d'un cessez-le-feu, "il existe, chez certains pays occidentaux et arabes, un consensus sur le fait que le Hamas ne peut pas faire partie de la nouvelle organisation politique à Gaza", note Jean-Paul Chagnollaud. Des observateurs évoquent notamment la piste d'une transition avec l'Autorité palestinienne, au pouvoir en Cisjordanie. Mais cela ne signerait pas nécessairement la fin du Hamas, juge le politologue. Le mouvement islamiste "envisage la politique sur un temps très long, et pourrait être prêt à se retirer pour mieux revenir", estime Jean-Paul Chagnollaud. "Si la guerre prend fin et que le Hamas est écarté du pouvoir à Gaza, le courant qu'il représente continuera d'exister, même sous un autre nom."