La France en Afrique : derrière les bases militaires, la remise en cause d’un système néocolonial

Lorsque Jean-Noël Barrot s’est envolé de Ndjamena, le 28 novembre, le ministre des Affaires étrangères français – officiellement toujours en poste – ressemblait au ravi de la crèche. Satisfait d’avoir évoqué « la crise la plus grave de notre époque », celle du Soudan voisin. À peine avait-il mis le pied dans l’avion qui le menait en Éthiopie puis au Sénégal que le Tchad annonçait, par la voix de son ministre des Affaires étrangères Abderaman Koulamallah, la rupture brutale de l’accord de coopération militaire qui lie les deux pays depuis 1976. Près de 1 000 soldats français sont encore stationnés dans un pays stratégique pour la France : « Il est temps pour le Tchad d’affirmer sa souveraineté pleine et entière, et de redéfinir ses partenariats stratégiques selon les priorités nationales. »

Une volonté d’autonomie

Le même jour, c’est le président sénégalais, Bassirou Diomaye Faye, qui sur France 2 estimait que « la souveraineté (du Sénégal) ne s’accommode pas de la présence de bases militaires. » À Dakar, environ 350 soldats français sont encore cantonnés en plein cœur de la ville. Une présence qui dure depuis… près de cent ans, période coloniale incluse. D’autant que ces nouvelles remises en cause suivent celles beaucoup plus conflictuelles, dans les trois pays ayant connu des coups d’État militaires depuis 2021 : au Mali d’abord, puis au Burkina Faso, enfin au Niger, où les derniers soldats ont plié bagage à la va-vite voici un an. Pour René Lake, politologue et administrateur du site SenePlus, « le double revers diplomatique infligé à la France marque une étape critique dans les relations franco-africaines », pointant « des décisions qui soulignent un rejet grandissant de l’ordre néocolonial par les nations africaines. »

Que s’est-il passé pour qu’à leur tour, Tchad et Sénégal dénoncent à quelques heures d’intervalle cette présence militaire, en des termes quasiment identiques ? En réalité, malgré des discours et des causes similaires, les deux situations sont très différentes. « Dans des pays comme le Sénégal et le Tchad, cette revendication s’exprime de manière variée, mais elle converge autour de principes communs : autonomie économique, contrôle des ressources nationales et respect des choix politiques locaux », décrypte René Lake.

Ces décisions revêtent toutefois un caractère propre à chaque pays. Au Sénégal, la question des bases militaires françaises avait déjà été soulevée par le président Abdoulaye Wade, dans les années 2000. Elle avait surtout été au cœur des préoccupations des Sénégalais lors des élections présidentielles de mars dernier, et notamment un thème de campagne pour le Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), le parti du nouvel exécutif sénégalais, qui défend précisément des valeurs de souverainisme et de lutte contre le néocolonialisme.

Mais il s’agit, bien évidemment, d’un « camouflet pour Macron, qui s’inscrit dans un processus amorcé dès la fin de la guerre froide, en 1989 », analyse Félix Atchadé, médecin et responsable de la commission Afrique du PCF. Selon lui, « Paris, malgré les mutations de l’ordre mondial, parvenait encore à maintenir son influence sur ses anciennes colonies. Aujourd’hui, cet ordre vacille. »

En juin 2024, conscient de ces remises en cause, Emmanuel Macron avait annoncé une réduction des effectifs dans tous les pays. Il avait d’ailleurs pompeusement nommé Jean-Marie Bockel « envoyé personnel en Afrique », avec la charge de remettre un rapport sur le sujet après discussions avec les chefs d’État concernés. Or, la fuite de plusieurs éléments de ce rapport, remis à Emmanuel Macron le 25 novembre, a semble-t-il agacé Bassirou Diomaye Faye et ses compatriotes. Car malgré un dialogue « dans un état d’esprit positif », selon Jean-Marie Bockel, celui-ci préconisait de garder une centaine de soldats à Dakar… de façon totalement unilatérale. Les vieux réflexes ont la peau dure.

Macron largement critiqué

Au Tchad, malgré la véhémence du premier discours, les enjeux sont en réalité diplomatiques. Pour le dire en des termes crus, « Barrot a complètement déconné », fustige Guy Labertit, ancien délégué national Afrique du PS et auteur de Anticolonialement votre (Éditions Karthala, 2024). D’autant qu’au Tchad – comme ailleurs – Emmanuel Macron « est très attaqué pour avoir adoubé Mahamat Déby », rappelle-t-il. Allusion à la passation de pouvoir totalement verrouillée par l’héritier de Déby père, mort en 2021 après 31 ans de pouvoir autocratique, avec l’appui de la France. « Au Tchad, avec Barrot, c’est la Françafrique qui continue, de la façon la plus bête qui soit », déplore Guy Labertit.

En voici les éléments concrets : lors de sa visite éclair, Jean-Noël Barrot s’est permis de faire la leçon au dirigeant tchadien, exigeant sa neutralité sur le dossier de la guerre au Soudan voisin, où Mahamat Déby est un soutien des rebelles de Hemetti. Mais également en s’immisçant dans les législatives prévues le 29 décembre prochain, soutenant le report demandé par l’opposition, et notamment de l’ancien premier ministre Succès Masra. De quoi braquer les dirigeants tchadiens, qui ont toutefois mis de l’eau dans leur vin dans les jours suivants.

Cette rupture « ne concerne que l’accord de coopération militaire dans sa configuration actuelle », a précisé Mahamat Déby, tandis que son premier ministre, Allah-Maye Halina, indiquait le 6 décembre que la décision « s’inscrit dans une volonté de renforcer la souveraineté nationale et de réévaluer les accords internationaux, pour s’assurer qu’ils correspondent aux réalités actuelles et aux ambitions futures du Tchad. » En termes diplomatiques, cela signifie « sans doute qu’ils veulent rediscuter », décrypte Guy Labertit.

Les ruptures diplomatiques brutales avec les trois pays dirigés par les militaires et unis dans l’Alliance des États du Sahel (AES), Mali, Burkina Faso et Niger, où la France ne compte même plus d’ambassadeur, semblent avoir servi de leçon, et le temps des interventions directes révolu. Mais la France a-t-elle saisi le message ? Au moins faut-il reconnaître un certain mérite à la politique africaine d’Emmanuel Macron : elle a plus fait – à son corps défendant – pour la remise en cause de l’ordre néocolonial que des décennies de lutte militante.

« Finalement, je suis heureux de voir ce qui se passe, car nous avons toujours voulu la fin de la Françafrique », résume Guy Labertit. Le hic est que cela se fait au détriment de ce que pourrait être une véritable politique étrangère, comme l’analyse René Lake ? « La question fondamentale est : la France continuera-t-elle de s’accrocher à une posture réactive, dictée par le maintien de ses intérêts stratégiques et économiques, ou bien adoptera-t-elle une approche proactive et transformatrice, axée sur la reconnaissance des aspirations africaines ? » Il serait plus que temps.

Le journal des intelligences libres

« C’est par des informations étendues et exactes que nous voudrions donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre et de juger elles-mêmes les événements du monde. »
Tel était « Notre but », comme l’écrivait Jean Jaurès dans le premier éditorial de l’Humanité.
120 ans plus tard, il n’a pas changé.
Grâce à vous.

Soutenez-nous ! Votre don sera défiscalisé : donner 5€ vous reviendra à 1.65€. Le prix d’un café.
Je veux en savoir plus !