Mort de Bernard Pivot, l’homme qui aimait les livres

« Allô, Bernard Pivot, pouvez-vous réagir à la mort de Michel Tournier, Jean d'Ormesson, Alexandre Soljenitsyne… ? » Ne rayez pas les mentions inutiles, il n'y en a pas – il a réagi à chacune de ces disparitions, et à beaucoup d'autres. Lui-même souriait de ce réflexe des journalistes à l'appeler dès l'annonce du décès d'un écrivain. Il en plaisantait : « On m'appellera au téléphone pour avoir une réaction à ma propre mort », riait-il. C'est sûr, il va manquer à beaucoup. Bernard Pivot est décédé à 89 ans, a annoncé sa famille lundi à l’AFP.

Sa grande histoire avec les livres a commencé avec Le Figaro littéraire. Il l'a souvent raconté, notamment dans l'un de ses succès en librairie, Le Dictionnaire amoureux du vin publié en 2006 (toujours meilleure vente de la collection, à ce jour), mais aussi au Figaro. L'immense carrière de Pivot doit beaucoup au beaujolais. «C'était en septembre ou octobre 1958, j'avais 23 ans, nous racontait-il. J'étais recruté par Maurice Noël, à qui je dois tout - son portrait ne m'a jamais quitté. Mon arrivée au Figaro littéraire constituait un petit événement : c'était la première fois que l'on engageait quelqu'un d'aussi jeune - les autres rédacteurs pouvaient être mon père. J'ai inauguré l'intégration d'autres jeunes, comme Jean Chalon, Dominique Jamet, qui m'ont rejoint ensuite. »

Formé au Centre français du journalisme (CFJ, promotion 1955), il dit que le hasard a guidé sa vie : «J'ai été embauché comme stagiaire au Figaro littéraire, mais je n'étais pas un grand lecteur, loin de là. Au cours de la conversation, j'ai dit à Maurice Noël que mes parents faisaient du beaujolais, et plutôt du bon, et il a souhaité en avoir un caquillon. Voilà comment je suis entré au Figaro littéraire». Que chemin parcouru entre le diplôme du CFJ et la présidence du Goncourt en passant par la création et l'animation de la plus prestigieuse émission littéraire, Apostrophes .

Bernard Pivot est né à Lyon, le 5 mai 1935. Ses parents sont épiciers. Durant la guerre, alors que son père est fait prisonnier, il se réfugie avec sa mère dans le beaujolais. Cette enfance le marquera à jamais et lui donnera le goût du bon vin et de la gastronomie. Après le bac, il entre donc au CFJ. Son premier travail au Figaro littéraire est modeste. Il nous l'avait dit : « Il n'était pas question de critiques littéraires. Nous étions descourriéristes” à la manière de ce qui se faisait au XIXe siècle. On couvrait la vie littéraire, l'édition et la librairie. On rédigeait des infos, des brèves, des échos, des petits billets. Avec Jean Chalon, nous réalisions les travaux les plus modestes, ceux que les autres rédacteurs ne faisaient pas. Jean et moi étions très complémentaires : lui aimait les salons mondains - c'est de cette manière qu'il a noué des liens avec Louise de Vilmorin, Natalie Barney, Florence Gould (elles étaient surnommées les trois déesses, chacune symbolisant une époque de l'histoire littéraire, NDLR) et moi j'aimais les enquêtes journalistiques sur le monde de l'édition, les prix littéraires... ». Déjà.

«La piscine d'Ormesson»

Petit à petit, Pivot franchit les échelons jusqu'à devenir le rédacteur en chef du Figaro littéraire. C'est, encore une fois, un coup du sort – a priori négatif – qui va le lancer sur la piste d'Apostrophes. En 1974, il est congédié par Jean d'Ormesson, alors directeur général du Figaro. L'occasion de raconter une autre anecdote savoureuse, dite « La piscine d'Ormesson ». « Pour être précis, Jean d'Ormesson ne m'a pas congédié du Figaro, j'en suis parti à cause de lui - ou grâce à lui, plutôt », affirmait Pivot, avec ce sourire espiègle qui ne le quittait jamais. Et d'ajouter : «Jean Prouvost, le propriétaire du groupe de presse du Figaro, voulait m'y confier tout ce qui était culturel. Jean d'Ormesson, le nouveau directeur, avait d'abord accepté, avant de remarquer que c'était compliqué d'offrir à un jeune homme autant de responsabilités, en passant par-dessus des chefs qui étaient choyés, dorlotés et protégés, par Malraux, par exemple. Il a dû faire marche arrière et, du coup, j'ai demandé mes indemnités, parce que j'étais finalement la victime.»

Jean d'Ormesson finit par lui régler ces indemnités avec lesquelles Pivot a fait construire une piscine dans sa maison du Beaujolais… Piscine qui porte le nom « Jean d'Ormesson » ! Lequel l'avait très bien pris: « Je pensais qu'on donnerait mon nom à une école après ma mort, avait-il réagi, je ne pensais pas qu'on le donnerait à une piscine de mon vivant». Cette « brouille » a uni les deux hommes, qui s'estimaient et s'admiraient (plus tard, Jean d'Ormesson sera le recordman des invités de l'émission animée par Bernard Pivot).

Bernard Pivot recevant Marguerite Yourcenar et Jean d'Ormesson dans Apostrophes, le 16 janvier 1981. Louis Monier/Bridgeman images

Après avoir quitté Le Figaro littéraire, Pivot a été chroniqueur à Europe 1, au Point, à RTL... Il fonde et dirige, à partir de 1975, le magazine Lire. Décidément, cette année-là est à marquer d'une pierre blanche dans son existence ; en effet, le 10 janvier 1975 naît ce qui sera l'affaire de sa vie : l'émission littéraire Apostrophes est diffusée pour la première fois sur Antenne 2. Aujourd'hui encore, plus d'un quart de siècle après la dernière, le nom de Pivot est viscéralement lié à celui de l'émission littéraire. Il a beau avoir animé d'autres émissions - Ouvrez les guillemets, Bouillon de culture, Double je, Les Dicos d'or, toutes des réussites -, c'est Apostrophes qui reste «la» référence en matière de culture à la télévision. Elle fait partie de la mémoire collective.

« Je n'ai jamais été un homme de pouvoir, mais un homme d'influence »

Bernard Pivot

Le lancement d'Apostrophes était pourtant d'une incroyable simplicité, Pivot l'avait raconté au Figaro : «Oui, c'était assez simple. Après l'éclatement de l'ORTF, fin 1974, Marcel Jullian, un éditeur, est devenu président d'Antenne 2 en janvier 1975. Son conseiller était Jacques Chancel qui m'a dit : “Veux-tu nous rejoindre sur notre chaîne ? ” J'avais animé Ouvrez les guillemets pendant un an et demi. Je pensais déjà à Apostrophes et je savais ce qu'il fallait faire pour lancer une bonne émission autour des livres. Mon projet tenait sur un feuillet. Jullian l'a lu et m'a dit : “C'est très bien”. Pas plus compliqué que cela». L'émission fait vendre des romans par milliers, et rend son animateur très populaire. Mais Pivot n'a jamais abusé de cette position dominante : «Je n'ai jamais été un homme de pouvoir, mais un homme d'influence». Il refusera même de présenter le journal télévisé malgré sa notoriété. En revanche, il ne refusera pas un siège – ou plutôt un couvert, gastronome oblige- à l'académie Goncourt.

Il sera le premier non-écrivain à rejoindre la prestigieuse institution qui fait la pluie et le beau temps dans la république des lettres. Entré en 2005 et titulaire du couvert numéro 1, celui de Léon Daudet, Colette et Jean Giono, entre autres, il prendra la présidence du jury Goncourt en 2013 en remplaçant Edmonde Charles-Roux qui ne tarit pas d'éloges sur son successeur. Elle avait tenu à dire, avec une grande élégance, tout le bien qu'elle pensait de lui. «Peut-on rêver mieux ? Notre nouveau Président est l'homme le plus informé, ne l'oublions pas, sur ce qui se passe en ce moment dans le domaine du livre en France et en d'autres pays encore». Au Figaro, Edmonde Charles-Roux avait souligné la formidable réussite de Bernard Pivot, notamment avec la création d'Apostrophes, et avait affirmé qu'elle ne comprenait pas pourquoi un tel homme n'avait pas été plus considéré, plus consacré.

S'il n'était pas écrivain, Bernard Pivot avait tout de même écrit une trentaine d'ouvrages (il s'était essayé au roman pour son premier titre, L'Amour en vogue, en 1959, mais il n'a pas jugé l'expérience concluante). La plupart de ses textes ont rencontré le succès et faisaient la part belle aux mots et à la langue (ses dictées ont remporté un immense succès populaire, ses tweets pleins d'esprit étaient largement suivis). Même quand il montait sur scène pour ses spectacles littéraires (Au secours, les mots m'ont mangé, La Mémoire n'en fait qu'à sa tête), le succès était au rendez-vous.

Bio express

1935 Naissance à Lyon, enfance dans le Beaujolais.
1958 Entre au Figaro littéraire. Il en devient chef de service.
1975 Cofonde l'émission Apostrophes.
2005 Entre au jury du Goncourt.
2006 Publie Le Dictionnaire amoureux du vin.
2013 Désigné président de l'académie Goncourt.