Festival de Cannes 2025 : du sacre de Julia Ducournau à l'émergence d'Ari Aster, pourquoi la Croisette n'a plus horreur du film de genre

"Merci au jury de laisser rentrer les monstres." En recevant la Palme d'or en 2021 pour son très gore Titane, Julia Ducournau remerciait le Festival de Cannes d'avoir reconnu "le besoin viscéral" d'un "monde plus fluide et plus inclusif" et d'"appeler à plus de diversité dans nos expériences au cinéma et dans nos vies". La réalisatrice française va à nouveau tenter de bousculer la Croisette lors de cette 78e édition, avec Alpha, l'histoire d'une fillette confrontée à l'épidémie du sida dans les années 1980, présenté lundi 19 mai en compétition.

A moins que le jury présidé par Juliette Binoche ne frissonne encore davantage devant Eddington, le quatrième long-métrage du nouveau roi du film de genre aux Etats-Unis, Ari Aster. Le réalisateur, qui a renouvelé les codes du cinéma horrifique, a fait ses premiers pas sur le tapis rouge cannois, vendredi, aux côtés d'Emma Stone, Joaquin Phoenix et Pedro Pascal. Un signe de l'intérêt grandissant du festival pour les œuvres étranges qui s'extirpent du réel ?

Pas le genre de la maison

Le cinéma de genre n'a longtemps été qu'un "invité épisodique" à Cannes, reconnaît lui-même le festival. Cette vaste catégorie – dont la définition fait l'objet d'âpres débats parmi les cinéphiles – regroupe communément "l'horreur, le merveilleux, le fantastique ou encore la science-fiction", énumère Judith Beauvallet, journaliste chez Ecran Large et animatrice de la chaîne YouTube "Demoiselles d'horreur". "En France, on est dans le cinéma de genre dès lors qu'on n'est pas dans la comédie ou le cinéma d'auteur", complète Mélanie Boissonneau, enseignante-chercheuse en cinéma à l'université Sorbonne-Nouvelle. 

Historiquement, la Sélection officielle, et plus particulièrement la compétition, catégorie reine du festival, "n'ont jamais fait la part belle au cinéma de genre", observe Axel Cadieux, rédacteur en chef du magazine So Film et co-auteur de l'ouvrage Un genre à soi avec Judith Beauvallet. Les Yeux sans visage, de Georges Franju, "un classique du cinéma de genre en France", était par exemple absent de la Sélection à sa sortie en 1960, relève Mélanie Boissonneau. L'œuvre a été projetée cinquante ans plus tard, en 2009, dans le cadre de Cannes Classics.

L'affiche des "Yeux sans visage" de Georges Franju, sorti en 1960. (7E ART / CHAMPS-ELYSEES PRODUCTION / AFP)
L'affiche des "Yeux sans visage" de Georges Franju, sorti en 1960. (7E ART / CHAMPS-ELYSEES PRODUCTION / AFP)

De l'autre côté de l'Atlantique, John Carpenter, pilier du cinéma de genre, n'a lui jamais été sélectionné à Cannes. Le réalisateur américain d'Halloween (1978) et The Thing (1982) a dû se contenter d'un prix honorifique pour l'ensemble de sa carrière remis en 2019 par la Quinzaine des réalisateurs, en marge du festival. "Les films que j'ai réalisés ne sont pas vraiment faits pour un festival comme Cannes", concédait à l'époque le cinéaste au Monde. Cannes célèbre l'art et l'essai, je suis pour ma part un réalisateur de films d'horreur."

L'exception Cronenberg

Un autre maître de l'horreur américain a pourtant réussi à se faire une place sur la Croisette : David Cronenberg. En 1996, le cinéaste débarquait à Cannes avec Crash et décrochait le Prix spécial du jury. Son président d'alors, Francis Ford Coppola, saluant "son audace, son sens du défi et son originalité". Le réalisateur, dont six autres films ont ensuite été sélectionnés en compétition, est devenu un habitué du rendez-vous cannois. Une reconnaissance, qui n'est intervenue que lorsque le cinéaste s'est détaché des corps effrayants et de l'hémoglobine jaillissante de ses premières œuvres (Frissons, Chromosome 3, La Mouche...) pour proposer des films plus centrés sur les âmes humaines et plus proches du cinéma d'auteur. 

"C'est à partir du moment où David Cronenberg se tourne vers une esthétique plus cérébrale, vers un cinéma en apparence plus intellectuel, qu'il est sélectionné à Cannes."

Mélanie Boissonneau, enseignante-chercheuse à la Sorbonne-Nouvelle

à franceinfo

Depuis les années 2000, "le cinéma de genre est plus régulièrement représenté à Cannes", note le festival. En 2006, Le Labyrinthe de Pan du Mexicain Guillermo del Toro est présenté en compétition, et s'offre au passage la plus longue standing ovation de l'histoire du festival (22 minutes). Mais, "c'est un auteur qui était déjà reconnu", relève Marie Casabonne, critique cinéma pour le site Capture Mag. "A l'époque, je ne pense pas que les sélectionneurs se disaient : 'On prend un film de monstres dans la forêt'. Mais plutôt : 'On prend le dernier Guillermo del Toro.'"

Même projetés sur la Croisette, les films de genre sont surtout l'apanage des séances de minuit, l'une des catégories de la Sélection officielle. A l'image de Trouble Every Day, de la Française Claire Denis, dont les scènes cannibales sont montrées en 2001, des zombies de L'Armée des morts (2004), de l'Américain Zack Snyder, ou encore du Dracula (2012) du maître de l'horreur italien, Dario Argento. 

Pour les spécialistes interrogés, cette représentation à la marge illustre les "a priori" qui ont collé à la peau du film de genre. "L'horreur, notamment, a longtemps été considérée comme un cinéma qui ne servait qu'à faire peur ou à dégoûter, contrairement à des cinémas plus 'nobles' qui chercheraient à émouvoir d'une autre façon", avance Judith Beauvallet, qui vante pourtant "les subtilités" du cinéma de genre et sa "composante extrêmement politique et sociétale"

Une "nouvelle vague" française qui séduit

Ce regard est-il en train de changer ? Entre la Palme d'or attribuée en 2019 à Parasite, du Sud-Coréen Bong Joon-ho, qui s'achève – attention, spoiler – dans un bain de sang, puis à Julia Ducournau pour Titane deux ans plus tard, le cinéma de genre occupe désormais plus frontalement le devant de la scène cannoise. Et la réalisatrice n'a peut-être pas été étrangère à ce tournant. Dès 2016, la présentation de son premier film, Grave, une histoire cannibale dans une école vétérinaire, avait été remarquée.

"Avec l'arrivée d'une nouvelle vague du cinéma de genre français", portée par Julia Ducournau, mais aussi Thomas Cailley (Le Règne Animal) ou encore Coralie Fargeat (The Substance), qui ont tous les trois fait sensation à Cannes ces dernières années, "c'est comme si le festival acceptait de faire une place plus prestigieuse au cinéma de genre qui est plus évidemment horrifique", expose Judith Beauvallet. "Certains de ces cinéastes viennent des formations classiques du cinéma, comme la prestigieuse école de la Fémis, note Mélanie Boissonneau. Ce qui rend un peu plus visible aux sélectionneurs un type de film de genre vers lequel ils n'iraient peut-être pas sinon."

"Un de mes buts a toujours été d'amener le cinéma de genre ou des films 'ovniesques' dans des festivals généralistes pour arrêter d'ostraciser un pan de la production française."

Julia Ducournau, réalisatrice

à l'AFP en 2021

"Le genre permet aussi de parler de l'individu et très profondément de nos peurs et de nos désirs", vante la réalisatrice, dont les œuvres déconstruisent les stéréotypes de genre et explorent le regard social sur les femmes. Dans ce sillage, Cannes ne s'est pas non plus montré insensible à The Substance, récompensé du Prix du scénario en 2024. Avec son "body horror", porté par l'icône Demi Moore, et ses scènes trash, Coralie Fargeat entend dénoncer les injonctions qui pèsent sur le corps féminin, "problématique plus jeune, quand il n'est pas parfait ou trop gros, puis quand il vieillit".

En se réappropriant le film de genre, longtemps marginal dans la production française, la jeune génération de cinéastes contribue à "brouiller la frontière avec le cinéma d'auteur", observe Mélanie Boissonneau. Elle redore aussi l'image de ce pan du 7e art auprès des sélectionneurs, qui prennent conscience que ce cinéma "peut être très intellectuel ou contemplatif", acquiesce Judith Beauvallet, qui y voit "des aspects qui plaisent au Festival de Cannes".

L'esthétique sophistiquée de l'"elevated horror"

C'est certainement cette "patte auteur" qui a convaincu le festival cannois de sélectionner Ari Aster en compétition. Le réalisateur américain s'est imposé comme le chef de file de l'"elevated horror", un courant popularisé par le studio en vogue A24, marqué par une esthétique léchée, des narrations complexes et "des partis pris de mise en scène forts et reconnaissables", souligne Judith Beauvallet. "Le cinéma de genre est aussi devenu fréquentable grâce à ces films plus contemplatifs", ajoute l'experte.

Dans Midsommar (2019), Ari Aster réussissait le pari d'effrayer les spectateurs avec un film d'horreur tourné en plein jour, au cœur du solstice d'été, dans les prairies fleuries et poétiques de la Suède. Beau is Afraid (2023) proposait pour sa part une psychanalyse cauchemardesque de trois heures à travers les hallucinations de son personnage principal incarné par Joaquin Phoenix. Avec Eddington, le réalisateur américain espère convaincre le jury avec un néo-western horrifique sur l'Amérique moderne.

"Ari Aster a le profil pour Cannes par le côté cryptique de ses films", résume Judith Beauvallet. Sa sélection traduit qu'un "type de cinéma de genre est en train de se faire une place sur la Croisette", "bien qu'il ne soit pas représentatif de tout ce courant", abonde Mélanie Boissonneau. "Une œuvre qui ressemblerait à un vieux John Carpenter ne serait pas sélectionnée à Cannes", estime la spécialiste. Mais si le film de genre a su créer de "petites vagues" ces dernières années, selon Axel Cadieux, il est encore loin d'avoir provoqué "un tsunami" sur la Croisette.