Cannes 2025 : comment le studio A24, qui présente quatre films au Festival, est passé de petit distributeur de cinéma indépendant à rouleau compresseur hollywoodien
Une lettre et deux chiffres qui vont agiter la Croisette. Pas moins de quatre films produits ou distribués par la société A24 ont été retenus pour la 78e édition du Festival de Cannes. Le studio de cinéma indépendant américain a produit le quatrième long-métrage du cinéaste de genre Ari Aster, qui fera ses premiers pas dans la compétition cannoise, vendredi 16 mai, avec Eddington, un néo-western horrifique avec Joaquin Phoenix, Emma Stone et Pedro Pascal.
Son logo apparaîtra aussi au générique d'Highest 2 Lowest de Spike Lee projeté en compétition, de Pillion du Britannique Harry Lighton, dans la section Un certain regard, et de Sorry, Baby, le premier film de la réalisatrice américaine Eva Victor, qui clôturera la Quinzaine des cinéastes. Autant d'indices de la place prédominante qu'occupe désormais le studio fondé en 2012. Entre le long-métrage d'anticipation Civil War, les films oscarisés Everything Everywhere All at Once et La Zone d'intérêt ou encore le récent thriller érotique Babygirl avec Nicole Kidman, A24 enchaîne les succès, critiques et publics.
Un repaire de jeunes talents
A ses débuts, la société créée par Daniel Katz, David Fenkel et John Hodges, trois New-Yorkais fins connaisseurs de l'industrie du cinéma, n'est qu'une petite boîte de distribution, chargée de la programmation et de la promotion de films d'auteur. La société se fait vite remarquer avec la sortie, en 2013, de Spring Breakers, de Harmony Korine, et signe son premier gros coup trois ans plus tard, lorsque Brie Larson remporte l'Oscar de la meilleure actrice pour Room.
A24 "est arrivé à un moment opportun, où les distributeurs spécialisés devenaient plus réticents à prendre des risques", se souvient le réalisateur Chad Hartigan (Morris from America, pas sorti en France) auprès du Guardian. En 2015, la société se lance dans la production de séries télé. L'année suivante, elle produit son premier long-métrage, Moonlight. La fresque de Barry Jenkins sur la vie d'un jeune homme noir et gay en Floride est couronnée de l'Oscar du meilleur film en 2017.
A24 passe alors du "petit bureau désorganisé" dans Manhattan qui emploie moins de 10 personnes à "un endroit où de grandes stars comme Robert Pattinson et Scarlett Johansson se pressent pour faire de petits films étranges" et où des cinéastes réputés frappent à la porte "pour réaliser des films personnels sans être dérangés par des dirigeants de studio ignorants", racontait le magazine GQ en 2017.
"Hollywood est désormais dirigé par des comptables. Donc chaque fois que vous discutez avec quelqu'un qui n'est pas un pur comptable, c'est passionnant."
Harmony Korine, réalisateur de "Spring Breakers"au magazine "GQ"
Le studio sert de tremplin pour de nombreux jeunes réalisateurs. Il accompagne les premiers films d'Ari Aster (Hérédité, Midsommar, Beau Is Afraid), du duo Daniel Kwan et Daniel Scheinert (Swiss Army Man, Everything Everywhere All at Once) ou encore de Robert Eggers (The Witch, The Lighthouse). Il produit ou distribue le passage derrière la caméra d'actrices ou d'acteurs, comme Greta Gerwig qui réalise Lady Bird en 2017, six ans avant de connaître le succès mondial avec Barbie.
A24 offre aussi à des comédiens établis un espace pour explorer des rôles éloignés de leur registre habituel. Dans Queer, le dernier long-métrage de Luca Guadagnino sorti en février, Daniel Craig incarne un écrivain homosexuel, toxicomane, égaré dans le Mexique des années 1950, à mille lieues de son costume de James Bond.
Des productions "tirées à quatre épingles"
"Tous les réalisateurs racontent qu'ils ont eu les mains libres avec A24", observe Théo Ribeton, journaliste indépendant spécialiste du cinéma. Il y voit cependant un "paradoxe" au regard de la production "tirée à quatre épingles" des films du studio : "Le catalogue des films et des séries d'A24 ne donne pas l'impression d'être celui de cartes blanches." Les œuvres derrière lesquelles on trouve A24 se démarquent par leur esthétique léchée, notamment dans le choix des lumières et des couleurs. L'usage des néons est commun à nombre de films sortis sous leur égide, comme Spring Breakers, Uncut Gems (de Joshua et Ben Safdie, 2019) ou la série Euphoria. "Le jeu sur l'atmosphère, teintée d'étrangeté, fait aussi partie de leur identité", complète Joséphine Leroy. La journaliste au magazine Troiscouleurs cite l'exemple des films d'Ari Aster, "sortes de tourbillons à la fois horrifiques et psychédéliques".
Dans une rare interview, le cofondateur du studio, David Fenkel, expliquait à GQ comment A24 choisissait ses projets : "On trouve des films pour lesquels notre point de vue, notre fonctionnement (...) peuvent contribuer à en faire quelque chose de spécial. S'ils peuvent être réalisés de la même manière par un autre studio, ça ne nous intéresse généralement pas." Les thématiques du deuil, de la santé mentale ou des relations familiales sont centrales chez A24. "Beaucoup des personnages de leurs films sont confrontés à une forme d'angoisse existentielle", note Joséphine Leroy, qui mentionne aussi le "réalisme romantique" et la "nostalgie" de ces films. A l'image d'Aftersun (de Charlotte Wells, 2022), un album de souvenirs de vacances d'une fille de 11 ans et de son père, qui lève le voile sur les fêlures de ce dernier.
Les récits centrés sur des personnes racisées ou LGBT occupent également une place prépondérante dans le répertoire de la société de production. Le film Everything Everywhere All at Once (2022) accorde "une place centrale à des personnages issus de la communauté asiatique, souvent invisibilisés ou relégués dans des seconds rôles", relève Joséphine Leroy.
"A ses débuts, A24 était assez innovant sur la représentation des minorités. Aujourd'hui, cet enjeu se développe davantage, y compris chez les grands studios."
Joséphine Leroy, journaliste cinémaà franceinfo
La société se distingue enfin par son soutien à des narrations loufoques, diamétralement opposées aux standards hollywoodiens. Qui aurait pu prédire qu'Everything Everywhere All at Once, une comédie dramatique surréaliste mélangeant science-fiction, kung-fu et des personnages avec des saucisses de hot-dogs à la place des doigts, remporterait sept Oscars et deviendrait le plus gros carton commercial du studio à ce jour ? "A24 a la faculté de faire d'énormes succès avec des choses que personne ne voit venir", reconnaît Théo Ribeton.
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A24 sait aussi vendre les films. C'est peut-être d'ailleurs ce qu'il fait le mieux. Le studio s'est fait remarquer par ses campagnes virales sur les réseaux sociaux. Contraint à son lancement par des moyens financiers restreints, il a adopté un positionnement qui est devenu sa marque de fabrique. En 2014 (juin 2015 en France), pour la sortie d'Ex Machina d'Alex Garland, son équipe marketing avait créé un faux profil à l'image de l'humanoïde incarnée par Alicia Vikander sur l'appli de rencontres Tinder. Pour la promotion de Good Time (2017), le visage de Robert Pattinson avait été imprimé sur 3 000 boîtes à pizza distribuées à New York, ajoute Le Monde.
Une icône pour les jeunes cinéphiles
Le New York Times affirmait en 2018 que, pour la plupart de ses sorties, A24 dépensait 95% de son budget marketing pour faire exister ses films sur les réseaux sociaux. "Cette réussite tient beaucoup à leur génie de communication", analyse Théo Ribeton. Le studio ne se contente pas de faire la promo de ses films, il joue de son identité de marque. Le design du logo, qui varie à chaque générique pour reprendre l'identité visuelle des films, en est une illustration.
Sur son site, la société vend des vêtements, des sacs et même des bougies estampillés A24. L'entreprise s'est élevée au rang d'icône culturelle pour une jeune génération de cinéphiles qui "attend le prochain film A24" comme on guette le futur projet d'un cinéaste, relève le journaliste.
"Il existe une communauté qu'on appelle les 'A24 kids', qui a adhéré à la marque du studio comme on adhère à un groupe de rock."
Théo Ribeton, journaliste indépendantà franceinfo
Treize ans après sa création, A24 n'est plus le petit studio indépendant new-yorkais. En 2024, ses patrons ont levé 75 millions de dollars (65,9 millions d'euros) auprès d'un fonds d'investissement fondé par Joshua Kushner, le frère du gendre de Donald Trump. A24 est désormais valorisé à 3,5 milliards de dollars (2,6 milliards d'euros), relate Forbes. "Leur valeur reste sans commune mesure avec celle des grandes boîtes de production, rappelle Théo Ribeton, alors que la capitalisation boursière de Warner Bros. Discovery se chiffre par exemple à plus de 20 milliards de dollars (17,6 milliards d'euros). Mais ils sont devenus une quasi-major, avec des actionnaires qui imposent des objectifs de croissance."
Des productions de plus en plus coûteuses
Une nouvelle stature qui transparaît dans les choix récents du studio. Après avoir dépensé plus de 50 millions de dollars (44 millions d'euros) pour Civil War en 2024 – quatre fois moins tout de même que le blockbuster Deadpool & Wolverine sorti la même année – A24 dévoilera en décembre son plus gros projet, Marty Supreme, de Joshua Safdie. Ce biopic d'un pongiste américain affiche un budget de 70 millions de dollars (61,6 millions d'euros), selon Deadline. Loin des moins de 5 millions de dollars de Moonlight et de l'enveloppe d'Everything Everywhere All at Once, estimée entre 15 et 25 millions de dollars. "Le choix peut paraître risqué, mais ils savent que la présence au casting de Timothée Chalamet, la coqueluche du cinéma américain, peut jouer en leur faveur", souligne Joséphine Leroy.
A24 est-il en passe de devenir un studio de productions commerciales ? "Je pense qu'ils ont la faculté de garder leur identité", juge Théo Ribeton, qui ne voit pas le studio "basculer dans le monde du film franchisé" d'Universal Pictures ou Marvel. "A24 table sur la starification du cinéma d'auteur avec des castings prestigieux, mais continue aussi de financer des premiers films, ajoute Joséphine Leroy. La clé de leur réussite, c'est de miser sur ces deux tableaux."
Après avoir remporté une vingtaine de statuettes aux Oscars, A24 entend bien briller à Cannes. D'autant qu'une fusion "entre le cinéma oscarisable et le cinéma cannois" semble être à l'œuvre, note Théo Ribeton. Alors qu'il était auparavant "très rare que des Palmes d'Or reçoivent l'Oscar du meilleur film", le triomphe dans ces deux catégories d'Anora de Sean Baker (2024), figure de proue du cinéma indépendant américain, illustre cette dynamique. Et dans ce contexte, A24 a, selon le journaliste, "des billes à jouer" sur la Croisette.