REPORTAGE. "Une vendetta contre le service public" : aux Etats-Unis, les fonctionnaires fédéraux sonnés par les licenciements massifs menés par Donald Trump et Elon Musk
"La nuit dernière, j'ai rêvé que je perdais mon emploi du jour au lendemain. Au réveil, je me suis rappelé que c'était la réalité." Debout derrière le comptoir d'un petit café de Washington, Kate Scaife Diaz marque une pause, les yeux embués. Cette Américaine de 43 ans fait partie des 4 700 fonctionnaires de l'Agence américaine pour le développement (USAID) qui ont été placés en congé administratif en février, avant leur licenciement définitif fin avril. A terme, l'institution doit être totalement démantelée.
La fermeture de l'USAID est un exemple emblématique, mais loin d'être unique, de la purge menée par Donald Trump au sein des agences fédérales depuis son retour au pouvoir, le 20 janvier. Si l'administration ne communique aucun chiffre officiel, au moins 100 000 fonctionnaires ont déjà été licenciés, sur les 2,2 millions que comptent les Etats-Unis, a comptabilisé CNN le 6 mars.
Quinze minutes pour vider son bureau
Ce chiffre continue chaque jour de grossir, au rythme des objectifs égrénés par l'exécutif et relayés par Forbes : 80 000 postes supprimés au ministère des Anciens combattants, moins 45 000 autres au Fisc, 10 000 à l'Agence de protection de l'environnement... Le ministère de l'Education a rejoint la liste, mardi 11 mars, annonçant se séparer de la moitié de ses employés. Des réductions d'effectifs orchestrées avec fierté par le tout nouveau Département pour l'efficacité gouvernementale (Doge) et son chef omnipotent, Elon Musk. Fin février, le milliardaire a promis aux responsables conservateurs, tronçonneuse à la main, de tailler dans "la bureaucratie fédérale".
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Ces coupes dans la fonction publique ne sont pas une surprise : peu après son élection, Donald Trump avait promis de réduire drastiquement les dépenses de l'Etat fédéral. "J'avais lu le Projet 2025 [détaillant les priorités des conservateurs en cas de victoire du milliardaire], mais ces coupes vont beaucoup plus loin", déplore Sarah*, elle aussi limogée fin février, après plus de huit ans au sein de l'USAID. "Je ne m'attendais pas à ce qu'on cherche à détruire l'agence", poursuit la Californienne de 44 ans, qui porte encore sa veste au logo de l'institution.
Pourtant, le démantèlement de l'agence a pris à peine trois semaines. "Au premier jour de son mandat, Donald Trump a ordonné le gel de tous les financements versés par l'agence. La semaine suivante, certaines équipes ont perdu 50% de leurs effectifs", se remémore Sarah. Puis les fonctionnaires de l'USAID ont été privés d'accès aux bâtiments et à leurs sessions informatiques. "Lorsque je n'ai pas réussi à me connecter, j'ai d'abord cru à une mesure me visant personnellement, raconte Kate Scaife Diaz. J'ai pensé que mon travail était trop aligné avec les priorités de la précédente administration, mais j'ai découvert que toute l'agence était dans la même situation."
"C'était comme si un régime oppressif arrivait et effaçait tout le travail que nous avions accompli."
Kate Scaife Diaz, ex-employée de l'USAIDà franceinfo
La plupart des fonctionnaires de l'USAID ont appris leur licenciement dans un mail. "Comme nous avons ensuite perdu l'accès à nos adresses professionnelles, je n'ai même pas ce courrier", explique Sarah, incrédule. Pour se tenir informée, elle est contrainte de se référer à des communiqués "postés sur le site public de l'agence". Plus brutal encore : après plusieurs semaines de congé administratif, les employés n'ont eu que quinze minutes pour débarrasser leurs bureaux, vendredi 21 février. "Nos badges ne fonctionnaient plus, on avait interdiction de partir avec des documents... J'ai eu l'impression d'être traitée comme une criminelle ou une ennemie publique, alors que j'ai passé huit ans à servir mon pays", tonne Sarah.
Licenciés par visioconférence
A l'USAID comme dans d'autres agences, le Doge a d'abord visé les contractuels et les fonctionnaires en période d'essai, plus faciles à licencier. C'est le cas de Shernice Mundell, qui vit près de Baltimore (Maryland). Après de longues années dans le secteur privé, cette ancienne militaire de 47 ans a été embauchée en août 2024 à l'Office du management du personnel (OPM), "sorte de ressources humaines de la fonction publique fédérale". "On m'avait promis une hausse de salaire, des possibilités d'évolution... Et effectivement, après trois mois, j'ai obtenu une première promotion", raconte-t-elle.
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Intégrée dans un département créé récemment, Shernice Mundell a d'abord espéré ne pas être touchée par les réductions d'effectifs. "Un jour, j'ai reçu un mail annonçant que mon poste allait être audité. C'était présenté comme un message des ressources humaines, mais l'adresse n'était pas la même que d'habitude", témoigne cette mère célibataire, dont la période d'essai devait prendre fin à l'été 2025.
Jour et nuit, Shernice Mundell est bombardée de mails l'incitant à accepter une proposition de "démission différée". "Je me suis dit que s'ils voulaient que je parte, ils allaient devoir me virer." Le 13 février, elle est invitée à rejoindre une réunion en visioconférence, en plein milieu de sa journée de travail. "On était environ 75 employés convoqués. Un homme, qui ne s'est pas présenté, nous a dit qu'on était licenciés avec effet immédiat. Ma cheffe n'était même pas au courant", poursuit l'ex-fonctionnaire.
"On est plusieurs milliers à chercher un poste en même temps"
"Certains croient encore qu'ils vont être épargnés, ou qu'ils vont pouvoir défendre leur poste. Mais l'administration ne va pas s'arrêter là", juge Kate Scaife Diaz. De nombreux agents encore en fonction en sont également convaincus. "Je m'étais mise à temps partiel pour élever mes enfants, mais j'ai demandé à revenir à temps plein, de peur que ce soit utilisé pour justifier un licenciement", confie Rachel, employée depuis plus de 20 ans au sein de l'Agence pour la protection de l'environnement (EPA). Sa demande n'a reçu aucune réponse pour l'instant.
D'autres fonctionnaires inquiets se sont pressés le 6 mars non loin de la Maison Blanche, à l'occasion d'un rassemblement pour la science. April*, ingénieure à l'Agence d'observation océanique et atmosphérique (NOAA), a vu la moitié de son équipe limogée la semaine précédente. "J'ai peur qu'on finisse par privatiser totalement notre activité, et que les Américains doivent payer pour avoir accès aux alertes cycloniques ou météo", s'inquiète la trentenaire.
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A côté d'elle, Amy*, 35 ans, est également venue dénoncer les coupes du Doge. Cette chercheuse à la FDA, l'agence chargée de la surveillance des denrées alimentaires et des médicaments, envisageait de faire toute sa carrière comme fonctionnaire. "J'ai choisi ce métier parce que je voulais un emploi stable", avoue-t-elle, désormais confrontée à un avenir incertain. En l'espace de quelques jours, sa cheffe a été licenciée puis réintégrée, au gré des revirements de la nouvelle administration. "Je pourrais être la prochaine. Alors j'ai déjà commencé à chercher un travail, avant que le marché ne soit totalement saturé."
Car le nombre de demandeurs d'emploi grimpe vite, en particulier à Washington, où sont affectés 20% des fonctionnaires fédéraux. "On est plusieurs milliers à chercher un poste en même temps, dans les mêmes secteurs", s'inquiète Sarah. "Plus de 1 600 candidats" ont ainsi répondu, comme elle, à une offre d'emploi dans l'aide humanitaire. "Je n'ai même pas été retenue pour l'étape suivante", confie celle dont les mains, qui s'agitent sans cesse, trahissent le stress.
"Ni normal ni légal"
Dans six semaines, à la fin de son congé administratif, l'ex-responsable de l'USAID n'aura plus de revenus. "Je suis la seule à toucher un salaire : mon mari, vétéran de l'armée, est handicapé, explique cette mère de 44 ans. On a un prêt immobilier, un chien, deux enfants à élever... On ne va pas s'en sortir longtemps si je ne retrouve pas un travail." Hors de question de chercher dans le secteur public, "trop risqué avec toutes les agences qu'on décime". Pour augmenter ses chances, Sarah a candidaté à des postes dans la capitale et à New York, mais aussi à l'autre bout du pays, en Californie et dans l'Etat de Washington. "Il est difficile d'imaginer déraciner toute notre vie, mais nous n'aurons peut-être pas le choix", reconnaît-elle.
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Maman de trois grands enfants, Shernice Mundell n'envisage pas de quitter son Maryland natal. "Ma fille vient de commencer à travailler, et mon plus jeune fils a un petit boulot, ça aide." Le temps de retrouver un poste, elle s'est inscrite pour toucher des indemnités de chômage. "Ça couvrirait les traites pour la maison, mais pas mes traitements pour le diabète et l'hypertension", explique la quadragénaire, qui a perdu sa couverture santé en même temps que son emploi.
Comme les autres fonctionnaires interrogées par franceinfo, l'ancienne responsable RH s'est jointe à une plainte collective déposée par le syndicat de fonctionnaires fédéraux AFGE. "J'aimerais retrouver mon travail, mais je le fais surtout pour le principe : ces licenciements ne sont ni normaux ni légaux", martèle Shernice Mundell.
Colère et détresse psychologique
Ces actions en justice sont aussi, peut-être, un moyen de répondre au choc causé par ces purges. "J'ai découvert pour la première fois à quoi ressemble la dépression", avoue Kate Scaife Diaz, la gorge serrée. Après l'annonce du démantèlement de l'USAID, la mère de famille a eu "du mal à se lever du canapé", ressassant "ses inquiétudes sur l'avenir du pays" ou réfléchissant à l'assurance-vie que son mari toucherait si elle venait à disparaître. "Deux frères de mon mari se sont suicidés. Il m'a dit qu'il avait peur de me voir, moi aussi, sombrer dans la dépression sans qu'il puisse m'aider", confie-t-elle.
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"La solitude" et "la tristesse" ont laissé place à la colère, face à "la douleur également infligée à ses proches". Et au reste des Etats-Unis. Car les effets de ces coupes dans la fonction publique vont "se faire sentir à travers tout le pays, lorsque les parcs nationaux vont fermer, que les routes ne seront plus réparées ou que les gens seront moins biens soignés", avertit Sarah. "Lorsque les Américains s'en rendront compte, les dégâts seront tels qu'il sera difficile de les réparer."
Sous couvert de vouloir rendre le gouvernement fédéral "plus efficace", Donald Trump et Elon Musk mènent "une vendetta contre le service public tout entier", s'alarme également Leah*. Pour cette ex-fonctionnaire de l'USAID, les licenciements massifs servent avant tout "à centraliser le pouvoir", pour mieux "glisser de la démocratie vers l'autocratie". Avec une question en suspens : "Est-ce qu'il est encore possible d'arrêter la machine ?"
* Les prénoms ont été changés.