Bien partie dans la course aux Oscars, Coralie Fargeat décrypte la popularité de The Substance

Un talent français peut en cacher un autre à Hollywood. Alors que les regards se tournent sur Emilia Perez  de Jacques Audiard pour repartir des Oscars, le 2 mars prochain, les mains pleines, la fable horrifique The Substance de Coralie Fargeat, avec Demi Moore et Margaret Qualley, réalise un parcours tout aussi extraordinaire. Ce portrait d’une star vieillissante  qui se crée une version de soi encore plus jeune et plus belle est devenu un des succès de bouche-à-oreille de l’année avec 77 millions de dollars de recettes pour un budget de 17 millions. Les associations de critiques aux Etats-Unis lui réservent une place de choix dans leur palmarès de fin d’année (davantage qu’Emilia Perez). Telles celles de l’Indiana et de Seattle qui lui ont décerné les distinctions de meilleur film et mise en scène. 

Le week-end dernier à Lucerne en Suisse, les European Film Awards, alias les Oscars du cinéma européens, étaient eux aussi à l’unisson, couronnant le film de deux prix et lui accordant trois autres nominations. À cette occasion, Le Figaro a rencontré sa réalisatrice. Projections, session de questions-réponses, la cinéaste bat, avec passion, le pavé de la saison des prix et est soutenue par ses pairs, issus du fantastique, comme Guillermo del Toro. Ce rythme de folie n’est pas prêt de s’arrêter. Les cinq nominations, que The Substance a glanées aux Golden Globes, en fait un des favoris de la course aux Oscars.

LE FIGARO - Depuis son prix du scénario à Cannes, The Substance multiplie les distinctions du public comme des critiques. Un parcours qui rappelle celui d’Anatomie d’une chute de Justine Triet qui est allé très loin aux Oscars avec quatre nominations et une statuette. 

Coralie FARGEAT. Je n’aurais pu rêver mieux. C’était déjà incroyable de recevoir le prix du public de Toronto dans le cadre des séances Midnight Madness. Cette sélection occupe une place particulière dans mon cœur : j’y avais présenté mon premier film Revenge. Ces trophées, ces pronostics me confirment dans mon idée que les films de genre sont des œuvres intrinsèquement plus politiques qu’on ne le pense. Derrière le divertissement, il y a une critique vitale. On a souvent dit que l’Académie des Oscars n’était pas assez audacieuse pour reconnaître ce type de films, de digérer, par exemple, la violence contenue dans The Substance. Mais avec tous les nouveaux membres qu’elle a accueillis en une décennie, je crois que l’Académie est en mesure d’être intrépide. J’espère qu’elle traitera The Substance comme n’importe quel autre film.

The Substance est devenu un phénomène de la pop-culture. On ne compte plus les détournements (les mèmes) sur les réseaux sociaux. 

C’est incroyable et le meilleur hommage qui soit ! Lorsque vous tournez et montez un film, vous en contrôlez le moindre élément. Mais dés qu’il arrive en salle, vous ne maîtrisez plus rien. Les spectateurs se sont approprié le film et le partagent. Ils ont reproduit des scènes, des costumes, posté beaucoup d’images. Je n’en revenais pas que certains se soient transformés, pour Halloween, en la version monstrueuse de Sue, Monstro Elisasue. C’est émouvant car c’est le moment où mon héroïne devient libre. Elle se contrefiche du regard des autres, elle arrête de critiquer son apparence. La figure du monstre reflète la vulnérabilité de l’humanité. Le mauvais, le laid, l’imperfection, tout ce que nous essayons de cacher, ou que nous sentons que la société rejette.

Cette quête de perfection, Demi Moore l’a longuement décrite dans ses mémoires. Comment avez-vous collaboré avec elle ?

Le scénario de The Substance était méticuleux et précis. Chaque élément était noté. Le film ne compte pas beaucoup de dialogues. Les visuels, les symboles, les couleurs, tout le rythme, les cadrages, le ton devaient être inclus. Demi Moore a compris quand elle a lu le scénario que, si elle était de l’aventure, elle devait accepter cette vision et que nous n’étions pas sur un fonctionnement classique. Avant de commencer à travailler sur le film, j’ai partagé avec elle sur tout ce que j’allais faire. Jusqu’à la musique et l’ambiance sonore. Nous avons longuement parlé des scènes de nudité. Quelle était leur signification, ce qu’il disait de l’état d’esprit d’Elizabeth et de son double. J’avais besoin qu’elle se sente à l’aise et ait toutes les cartes en main pour y infuser ses propres émotions. Sur le plateau, tout s’est bien passé, même si sur un tournage aussi long de 100 jours, il y a des jours où vous êtes fatigué. Demi Moore a créé exactement ce qu’il y avait sur la page.

« Ce qui m’est précieux avec le succès de The Substance, c’est le nombre de messages que je reçois de jeunes réalisatrices qui me remercient d’avoir fait le film ».

Coralie Fargeat

Comment The Substance peut-il faire bouger les lignes sur la manière dont Hollywood perçoit les actrices et le corps des femmes?

J’espère vraiment que le film changera les choses, pas seulement à Hollywood, mais partout dans le monde même si je ne me fais pas d’illusion : le changement ne sera pas instantané. Il faut du temps. The Substance ne parle pas d’Hollywood. Peu importe où elle vit, ce qu’elle fait, chaque femme verra son corps scruté. Cela génère une violence intérieure massive que je montre dans le film. Derrière, le beau maquillage et le sourire rebondi se déroulent une vraie guerre intérieure qu’il faut garder pour soi et ne jamais exprimer. Ce que dit The Substance, c’est laissez-la jaillir. J’ai passé ma jeunesse à cacher des parties de mon corps, à m’embarquer dans des régimes. Je voyais tous ces corps parfaits de publicité sans me douter qu’ils étaient retouchés. 

Ce que je peux aussi vous dire en tant que réalisatrice, c’est que financer ce film a été très difficile. Tout comme préserver ma vision. Personne, parmi les studios, ne voulait vraiment de mon histoire. Combien de fois ai-je entendu qu’un film avec deux héroïnes ferait beaucoup moins d’argent qu’un long-métrage centré sur deux hommes ? Ce qui m’est précieux avec le succès de The Substance, c’est le nombre de messages que je reçois de jeunes réalisatrices qui me remercient d’avoir fait le film. Cela me donne de la force et de l’espoir. Quand j’étais jeune, il n’y avait presque pas de femmes cinéastes tournant des films de genre. Tous mes modèles étaient des réalisateurs. C’est fantastique qu’il y ait d’autres voix désormais même si la route est longue. Nous ne sommes pas encore prêts pour cette révolution qui devra être massive ! Tant de chemin reste à parcourir en termes de violences faites aux femmes ou inégalités salariales.

En quoi le septième art peut-il alors être un outil de ce changement ?

C’est un moyen parmi d’autres, mais c’est le mode d’expression avec lequel je suis le plus à l’aise. Les représentations, les stéréotypes jouent un rôle majeur dans notre construction. Petite, des contes de fées à Barbie, on nous disait que le seul moyen d’être heureux était de trouver l’amour et d’être mince et blonde. Qualités nécessaires pour être remarquée par un «prince salvateur». Même si on s’éduque et on s’émancipe, cela marque la psyché. Modifier les représentations culturelles, c’est donner d’autres pistes d’épanouissement et de réussite et donner la possibilité à certains d’être eux-mêmes sans avoir à se sentir monstrueux. Enfant, on me disait qu'être une bonne petite fille supposait d’être gentille et délicate, sourire, ne pas parler trop fort... Tout ce que je n’étais pas et je me sentais dépourvue d’espace expression. Ce qui a changé quand je suis entrée dans la réalisation. Les films de genre forment un immense espace de liberté : on peut y commettre tellement de choses folles et amusantes.