Au Musée de Montmartre, Prévert en virtuose des ciseaux

Max Ernst y voyait « quelque chose comme l’alchimie de l’image visuelle. Le miracle de la transfiguration totale des êtres et des objets » ; Aragon, de son côté, classait les collages en 4 catégories : cubiste, dadaïste, surréaliste et celle au service de la propagande. Et Prévert dans tout cela ? Pour lui, ces exercices relevaient d’« une discipline des ciseaux », la seule, que cet homme allergique aux injonctions, tolérait d’après ceux qui l’ont côtoyé.

Les voici, justement, ces fameux collages de Prévert, au cœur d’une exposition qui lui est consacrée dans ce très inspirant Musée de Montmartre. On y célèbre « Jacques Prévert, rêveurs d’image », laissant de côté le poète ultra-connu, le chouchou des professeurs d’école, pour entrer dans la fabrique de l’ami des artistes qui aimait autant jouer avec les mots qu’avec les images.

Très prosaïquement, c’est à la suite d’un accident que Prévert se met véritablement aux collages. Le 12 octobre 1948, le poète tombe accidentellement d’une porte-fenêtre située au premier étage d’un bâtiment de la radiodiffusion française. Après dix jours de coma, il entame une longue convalescence à Saint-Paul-de-Vence. Les collages sont pour lui un dérivatif à l’ennui et à la douleur. Découper, agencer et coller l’aideront à l’écriture, un exercice de rééducation manuelle et intellectuelle aussi.

Paris, sa ville chérie

Il en devient accro, comme en témoigne le parcours de l’exposition, qui offre une sélection inédite de ses œuvres. Elles proviennent principalement des collections de la Bibliothèque nationale, mais aussi de celle de sa petite-fille Eugénie Bachelot Prévert, commissaire de l’exposition avec Alice S. Legé. « Les collages témoignent d’une recherche esthétique particulière où le beau n’est pas idéalisé mais exploré à travers le rythme, l’équilibre ou même le déséquilibre », souligne cette dernière. La marque de fabrique prévertienne consiste à détourner des images. Sa botte secrète reste l’humour, joyeusement transgressif.

L’homme n’est pas avare de ses collages. Il en offre à tout le monde. À commencer par ses proches : des chromos sur l’enveloppe d’une lettre envoyée à sa petite-fille ; pour sa fille, il recompose une belle gravure du grand escalier d’honneur de l’Opéra de Paris qu’il remplit littéralement de personnages exotiques, de chevaliers, sous la haute stature d’un saint Nicolas au visage refait comme un Arcimboldo.

Ses amis ne sont pas oubliés. En 1969, l’ami des surréalistes envoie une série de cartes postales à Jean-Paul Goude, qui réside aux États-Unis. Toutes représentent Paris, sa ville chérie, toutes sont détournées, comme celle de la place du Tertre, où les peintures exposées à l’étal deviennent les devises des États américains. Des vaches paissent devant le Moulin-Rouge, ou le Sacré-Cœur s’invite en bord de Seine. Ceci est bien une carte postale.

Cibles favorites

Chez Prévert, rien n’est sanctuarisé, tout est réutilisable, comme les photos de ses amis qu’il retravaille à sa guise. Un cerf vêtu comme un aristocrate, un stylo dans la main, repose négligemment dans l’encadrement d’une des fabriques du désert de Retz photographiée par Izis. Pas de déférence envers les icônes de l’art : le saint Grégoire et ses acolytes tirés d’une huile sur bois du Louvre changent les ampoules d’un lustre !

Collage sur papier du poète intitulé La Trente-sixième chandelle, avant 1963. collection Eugénie Bachelot Prévert, Fatras - Succession Jacques Prévert _ Adagp, Paris, 2024, ph. Arc

Une alcôve est consacrée aux cibles favorites du poète : l’église, le pouvoir jugé réactionnaire, l’armée. Napoléon a une tête de crapaud, Paul VI est auréolé des ailes du Moulin-Rouge et son portrait surplombe la vue d’une buanderie où sont mis à tremper dans une lessiveuse des cardinaux. Ce collage-ci a pour titre La Machine à l’Ave. Prévert l’a mis en valeur sur un Canson rouge, sa feuille favorite, et l’a dédicacé au médecin Raymond Leibovici.

« Page blanche »

Dans une première partie, l’exposition explore les relations de l’écrivain avec ses autres amis, notamment ceux avec lesquels il a collaboré pour des livres d’art. Qui sert l’autre ? Pour Joan Miro (1956), Prévert écrit un texte autour des œuvres du peintre, alors que pour Adonides (1978), c’est le peintre qui se coule dans ses mots. « Moi j’écris, lui il grave, il dessine, puis il revient, puis il fait autre choses par-dessus », expliquera Prévert en 1961. 

Loin des collages, il s’agit cette fois d’une édition de bibliophilie. « Est-ce passe temps d’écrire/ est-ce passe temps de rêver/ cette page était tout blanche il y a quelques secondes/ une minute ne s’est pas encore écoulée. Maintenant voilà qui est fait », peut-on lire sur une des pages.

Prévert ou le maître du jeu crayon, feuille, ciseau travaillait comme un enfant appliqué dans son bureau de l’appartement de la cité Véron, conservé intact par sa petite-fille. Ce bureau, table, chaise, étagère avec tout le décor digne d’un de ses inventaires, a été transporté pour l’occasion au musée. Il ne manquera pas de faire rêver plus d’un grand enfant.


« Jacques Prévert, rêveur d’images », au Musée de Montmartre (Paris 18e), jusqu’au 16 février 2025. www.museedemontmartre.fr