En Turquie et en Syrie, la question kurde revient au premier plan
La question kurde, complexe et multiforme, traverse depuis plus d'un siècle l'histoire du Moyen-Orient. Présents dans quatre pays, on estime à 40 millions le nombre de Kurdes vivant en Turquie, en Irak, en Syrie et en Iran. En Turquie, où vivent la majorité des Kurdes, un peu plus de 13 millions habitent l'est et le sud-est du pays tandis que 7 à 10 millions vivent dans les grandes agglomérations. Istanbul est aujourd'hui la plus grande ville kurde du monde.
Les quelque 22 millions de Kurdes de Turquie représentent un peu plus de 20 % de la population du pays. Le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), fondé en 1978, réclamait à l'origine la création d'un État kurde indépendant. Il s'est peu à peu orienté vers la revendication de droits culturels, linguistiques et politiques pour les Kurdes de Turquie.
Le conflit entre l'État turc et le PKK – organisation considérée comme terroriste par Ankara, les États-Unis et l'UE – a fait plus de 40 000 morts depuis 1984. Les combattants kurdes du PKK ont évacué le territoire turc après la dernière flambée de violence, en 2015-2016, pour s'établir dans les montagnes du nord de l'Irak et dans le nord-est de la Syrie.

Depuis cette période, les autorités d'Ankara ont réprimé le HDP (devenu DEM), un parti pro-kurde progressiste, après sa percée électorale de 2015. Ses coprésidents, Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, et neuf autres députés sont incarcérés depuis 2016. Des dizaines de maires élus appartenant à ce parti ont été démis de leurs fonctions et remplacés par des administrateurs nommés par l'État. Des vagues d'arrestations ont été conduites contre des centaines de personnes – militants politiques, élus, artistes, journalistes – perçues comme proche du parti et accusées de "terrorisme".
À lire aussiTurquie : une actrice de la série "Le Bureau des Légendes" entendue pour terrorisme
Dissolution du PKK : vers une détente en Turquie ?
Après une décennie de répression anti-kurde tous azimut, l'appel du fondateur du PKK à la dissolution du mouvement et à la fin des hostilités avec la Turquie, lancé le 27 février, a fait l'effet d'une véritable rupture historique. Dans son message, Abdullah Öcalan estime révolu le contexte qui prévalait en 1984 lorsqu'il a décrété la lutte armée, et affirme "assumer la responsabilité historique de cet appel".
La décision de ce leader historique, âgé de 75 ans et détenu dans l'île-prison d'Imrali depuis 1999, a été acceptée par le comité exécutif du parti, réfugié dans le nord de l'Irak. Le ministère turc de la Défense exige que "le PKK et tous les groupes qui lui sont affiliés mettent un terme à leurs activités terroristes et [...] déposent les armes immédiatement et sans condition".
À lire aussiEn Turquie, le chef kurde Abdullah Ocalan appelle le PKK à se dissoudre
Ce tournant est le fruit de plusieurs mois de dialogue entre le vieux chef emprisonné et deux forces politiques turques bien différentes. Fin octobre, le chef d'un parti ultranationaliste classé à l'extrême droite, le MHP, s'est dit favorable à ce que l'ancien chef du PKK soit autorisé à s'exprimer s'il était prêt à annoncer la fin de l'insurrection et le renoncement à la violence. Cette prise de position de Devlet Bahçeli, un allié du président Erdogan et un faucon anti-kurde notoire, a surpris et fait son chemin.
Depuis octobre, des membres du parti DEM se sont également succédé auprès d'Abdullah Öcalan, sorti de son isolement après 26 ans de détention. Ils ont fini par obtenir de lui qu'il écrive une lettre appelant les militants du PKK à renoncer à la violence, ce qui fait entrevoir une normalisation pour les Kurdes de Turquie.
Pour le vice-président du DEM, Tuncer Bakirhan, qui l'a rencontré à trois reprises, le leader historique du PKK "ne veut pas seulement que les Kurdes soient libres de parler leur langue, mais que toute expression démocratique soit possible" dans le pays.
À lire aussiAppel d'Öcalan à la dissolution du PKK en Turquie : ce que l'on sait
Entre 2000 et 2004, puis à nouveau entre 2013 et 2015, le PKK avait décrété un cessez-le-feu avec Ankara, mais les discussions avec le gouvernement turc n'avaient pas abouti, cédant la place à de nouveaux affrontements sanglants.
En Syrie, les forces kurdes et le nouveau pouvoir signent un accord
En Syrie, où vivent entre 2 millions et 2,5 millions de Kurdes (entre 12 % et 15 % de la population) les Forces démocratiques syriennes (FDS), proches du PKK, semblent, elles aussi, sortir d'un certain isolement. Lundi, la présidence syrienne a annoncé un accord pour "intégrer" au sein de l'État toutes les institutions civiles et militaires relevant de l'administration autonome kurde du nord et de l'est de la Syrie, "y compris les postes-frontières, l'aéroport ainsi que les champs pétroliers et gaziers". Il n'est pas précisé à qui reviendra le contrôle des camps de détention des jihadistes de l'État islamique, actuellement gérés par les forces kurdes, ni si ces dernières garderont leur autonomie militaire.
À lire aussiEn Syrie, un accord "flou" avec les Kurdes mais "bienvenu"
Cet accord représente "une vraie occasion pour construire une nouvelle Syrie", s'est félicité mardi le chef des FDS après une poignée de main avec Ahmed al-Charaah, le président intérimaire du pays. Le geste a de quoi surprendre : l'ex-chef d'Al-Qaïda en Syrie désormais au pouvoir et Mazloum Abdi, le représentant de l'alliance militaire dominée par les Kurdes, se sont affrontés au cours des 13 années de l'atroce guerre civile syrienne.

Marginalisés et réprimés sous le régime des Assad, les Kurdes syriens ont été privés pendant des décennies du droit de parler leur langue, de célébrer leurs fêtes et, pour nombre d'entre eux, de la nationalité syrienne. Depuis 2011, ils ont mis en place une administration autonome appelée Rojava, avec ses propres institutions éducatives, sociales et militaires.
À lire aussiPour le commandant en chef des FDS, "la guerre n’est pas finie en Syrie"
Soutenue par les États-Unis, celle-ci contrôle de vastes territoires dans le nord et l'est de la Syrie, riches en blé, pétrole et gaz – des ressources cruciales pour les autorités de Damas dans cette période de reconstruction. Selon le chercheur spécialiste de la Syrie Fabrice Balanche, les Arabes représentent plus de 60 % de la population vivant sous l'administration autonome kurde.
Pour la Turquie, les FDS sont avant tout une émanation des "Unités de protection du peuple" (YPG) kurdes, considérées par Ankara comme étant affiliées au PKK. Le chef des combattants kurdes de Syrie, Mazloum Abdi, a pourtant salué la déclaration d'Abdullah Öcalan, tout en disant qu'il ne se sentait pas contraint à lui obéir. "L'appel à déposer les armes du PKK le concerne lui et ne concerne pas nos forces", a-t-il dit.
Les annonces faites ces derniers jours en Turquie et en Syrie semblent indiquer que la place des Kurdes dans ces deux pays est appelée à évoluer. Mardi, le président turc Recep Tayyip Erdogan a salué, lors d'un dîner de rupture du jeûne du ramadan, l'accord intervenu entre les FDS, ennemi d'Ankara, et Ahmed al-Charaah, son allié.
Selon deux députés kurdes de Turquie venus à Paris à l'invitation de sénateurs français ce lundi, les attentes sont immenses. Les Kurdes de Turquie et de Syrie voient la possibilité d'une normalisation s'inscrire dans un futur proche. Selon une source kurde, cet espoir est renforcé par le fait que l'accord en Syrie a été signé sous parrainage des États-Unis, et qu'il sera progressivement mis en place au cours de l'année.
À lire aussiRétro 2024 : au Moyen-Orient, une année de guerre et de ruptures géopolitiques