«Les idées reçues sur la joaillerie sont très nombreuses»

Le bijou est un attribut de pouvoir. Il est exclusivement féminin. Les diamants sont éternels. Les saphirs sont bleus… L’École des arts joailliers qui s’est attaquée aux poncifs autour des parures, des pierres et de ceux qui les portent, publie un ouvrage collectif * décomposant dix-neuf fausses affirmations. Rencontre avec deux des dix auteurs, Guillaume Glorieux, directeur de l’enseignement à l’École, et Emmanuelle Amiot, responsable de la recherche.

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Collier Shooting Stars en platine et diamants, TIFFANY & CO. MAONA MICOUD ANTOINE COQUELET

Quelle est la genèse de cet ouvrage?

Guillaume Glorieux. - L’idée m’est venue pendant les confinements en 2020 alors que je cherchais un projet fédérateur pour mon équipe, à un moment où nous étions tous isolés. Je voulais quelque chose qui nous permette de continuer à travailler ensemble. Profiter de ce temps coupé du monde me paraissait idoine pour réfléchir aux idées reçues autour du bijou, parce qu’elles sont très nombreuses! Mais elles ne sont pas toutes forcément totalement erronées. Il s’agit plutôt de vérités largement répandues qui deviennent une sorte de poncif, de lieu commun, avec une part de vérité, mais aussi de flou, voire d’erreur. Notre idée était de partir de ce que les gens savent et les emmener vers un savoir plus précis, plus rigoureux, les élever, au sens originel du mot «élève».

Montre Tuttitutti en or blanc, diamants, émeraudes, améthystes, obsidienne, corail, chrysoprase et calcédoine, CARTIER. Blazer en laine, MEYER. MAONA MICOUD ANTOINE COQUELET

Comment avez-vous procédé à la sélection des dix-neuf idées reçues qui constituent le livre?

G. G. - Chacun a réfléchi de son côté, puis on a partagé les idées, fait le tri. Certaines se recoupaient, d’autres étaient presque identiques ou moins pertinentes. On en a retenu finalement dix-neuf qui constituent autant de chapitres. Ensuite, à la rédaction, il y a eu de nombreux allers-retours. Chacun a relu ses propres textes, mais aussi ceux des autres. C’est une œuvre collective, comme un bijou! Ce qui est d’ailleurs une des idées reçues du livre que nous démontons: «Un bijou est l’œuvre d’un seul artiste.»

Collier Tubogas de haute joaillerie en or rose, turquoise, tanzanite, diamants, BVLGARI. MAONA MICOUD ANTOINE COQUELET

Quelles étaient les idées reçues évidentes?

Emmanuelle Amiot. - Celle qui revient le plus communément, c’est que le bijou est frivole. C’est un préjugé tenace… Et puis il y a aussi le fait qu’un bijou est cher et précieux. J’ai écrit ces deux chapitres avec beaucoup de plaisir! D’abord parce que le premier constituait un message malicieux à mon entourage qui ne comprenait pas vraiment que, en tant qu’historienne de l’art, je quitte mon statut de spécialiste de la peinture pour me consacrer au bijou… Donc il a fallu revenir à l’origine. Le premier point, très prégnant et très intéressant, c’est que le bijou existe dans toutes les sociétés. Sous des formes différentes, avec des matériaux différents, des pratiques différentes. Mais on le retrouve toujours et il fait partie de tous les aspects de la société, c’est-à-dire de la sphère intime, comme des sphères sociale, politique, religieuse. Et puis, en essayant de remonter le plus possible aux origines, j’ai appris - fascinée! - que des archéologues ont trouvé récemment des bijoux dans la grotte de Bizmoune au Maroc, près d’Essaouira. Ces petits coquillages datent d’environ 150 000 ans avant notre ère, c’est-à-dire plus de 100 000 ans avant les premières peintures pariétales connues! Ils représentent donc la première forme d’art, et même peut-être de culture. À un moment où on n’a pas encore le langage articulé, encore moins de langage écrit, ce signe visuel permet de se reconnaître, d’afficher une identité. Or c’est ce qui fait de nous des humains, ce qui marque le passage de l’homme de Néandertal à l’Homo sapiens. Donc, je crois qu’on est vraiment à l’opposé de la frivolité!

Collier Perles de lumière en platine, perles Akoya et diamants, collection Ritz Paris, TASAKI. MAONA MICOUD ANTOINE COQUELET
Bague en or blanc et jaune gravés, tourmaline, saphirs et émeraudes, BUCCELLATI. Bracelet en or blanc, diamants, tourmalines Paraiba et indicolites, GUCCI. MAONA MICOUD ANTOINE COQUELET

Le chapitre «Le bijou est cher et précieux» nous en apprend aussi beaucoup sur l’humanité!

E. A. - Alors là, le défi était de réfléchir à ce qu’on entend par «cher et précieux». La cherté est une notion financière, mais c’est aussi une notion affective, car ce qui est cher est aussi ce qui est chéri. Le sujet était donc d’étudier cette notion de valeur symbolique accordée non seulement à la matière, mais aussi aux pratiques, aux savoir-faire… C’est passionnant, parce que certaines matières qui, pour nous aujourd’hui, sont assez faiblement désirées donc valorisées, l’ont été énormément par le passé. Prenons les perles de verre, par exemple. Elles ne valent plus rien aujourd’hui, mais ont été excessivement chères et ornaient les parures les plus précieuses en Indonésie, à Venise… Comme le strass, inventé par George Frédéric Strass, qui était également le bijoutier du roi Louis XV. La transition du monde artisanal au monde industriel, au XIXe siècle, a fait beaucoup bouger les lignes, dans un sens comme dans l’autre. Ainsi, l’aluminium, qui n’a rien de précieux de nos jours, était très prisé à la cour de Napoléon III.

Collier Phénoménal en or jaune, platine, diamants et émeraude, collection haute joaillerie Awakened Hands, Awakened Minds, LOUIS VUITTON. Bracelet Sunflower en platine et diamants, HARRY WINSTON. Top blanc en coton, DAWEI. Pantalon en laine, MEYER. MAONA MICOUD ANTOINE COQUELET
Clip Carte au trésor en or jaune, diamants et rubis, VAN CLEEF & ARPELS. Boucle d’oreille en or rose et blanc, diamants, opale, PIAGET. Tee-shirt noir, UNROW. MAONA MICOUD ANTOINE COQUELET

La valeur des bijoux est donc très fluctuante depuis toujours?

E. A. - La notion de préciosité est en effet très relative. Finalement, ce n’est pas toujours la rareté d’une matière qui fait son prix, mais sa valeur culturelle. Ainsi, le mouvement Arts and Crafts, à la fin du XIXe siècle, lance une valorisation très forte du dessin. Le bijou devient un objet d’art. Une idée reprise par l’Art nouveau, mais aussi avec le bijou de couturier. Certaines pièces de mode aujourd’hui, même dans des matières non précieuses, peuvent valoir aussi cher sur le second marché que des parures empierrées. Aujourd’hui, le bijou n’a plus rien à prouver pour être reconnu comme une œuvre d’art. Et le fait qu’il ait été si longtemps en marge, à cause de cette classification des beaux-arts, lui a aussi permis dans certains cas de devenir une sorte de contre-culture.

Boucles d’oreilles haute joaillerie en or blanc, titane, diamants, CHOPARD. Haut dos nu, ALAÏA. MAONA MICOUD ANTOINE COQUELET
Collier N°5 Sparkling Silhouette en or rose, platine et diamants, CHANEL HAUTE JOAILLERIE. MAONA MICOUD ANTOINE COQUELET

Comment avez-vous hiérarchisé les questions?

G. G. - On a voulu suivre le cheminement d’un bijou. Donc, les matières d’abord et les stéréotypes y afférant, avec par exemple un chapitre sur «La perle naît d’un grain de sable», ce qui est complètement faux. Ensuite, on aborde l’histoire de l’art, l’histoire du bijou, son statut social («Le bijou est un attribut de pouvoir», «Le bijou est exclusivement féminin»), les fausses croyances («Les opales portent malheur»)… Nous avons voulu être pluridisciplinaires et croiser les regards. Nous ne sommes pas les premiers à travailler sur les idées reçues, Flaubert a écrit un dictionnaire. Il y parle de tous les sujets sur la vie en société, mais très peu de bijoux… Sauf au mot «bague», il écrit qu’en porter déforme les doigts!

Manchette Serti Sur Vide en or blanc et diamants, REPOSSI. Earcuff Pulsation en or blanc et diamants, collection haute joaillerie Midnight Sun, MESSIKA. Col roulé en cachemire et soie, DIOR. MAONA MICOUD ANTOINE COQUELET
Bracelet Ellesmere Treasure en or blanc et diamants, DE BEERS. Pantalon en laine, MEYER. MAONA MICOUD ANTOINE COQUELET
Collier Diorama & Diorigami en or rose, diamants, saphirs, perles de culture, rubis, DIOR JOAILLERIE. MAONA MICOUD ANTOINE COQUELET
Bague Joséphine Soir de Fête en or blanc et diamants, CHAUMET. Créole Serpent Bohème haute joaillerie en titane et diamants, BOUCHERON. Robe-manteau, BALENCIAGA. MAONA MICOUD ANTOINE COQUELET

Votre ouvrage passe de l’histoire à la sociologie, de la science au marketing ou à la philosophie… Pourquoi la joaillerie convoque-t-elle autant de sujets selon vous?

G. G. - Tout simplement parce que le bijou est une forme de langage, que toutes les civilisations, à toutes les époques, se sont approprié. Il incarne tous les aspects d’une société, ce qu’elle a de meilleur, mais aussi ce qu’elle a de pire. Il parle d’enjeux sociaux, économiques, politiques, religieux, symboliques, intimes, amoureux… Le bijou est éminemment culturel, et c’est la raison pour laquelle il cristallise les idées reçues. Et suscite aussi de plus en plus d’intérêt. D’ailleurs, les idées reçues elles-mêmes sont extrêmement fluctuantes. Si on reprenait ce livre dans vingt ans, je suis sûr qu’on le ferait autrement. Il y aurait d’autres idées, certaines n’auraient plus leur raison d’être dans le livre, et d’autres apparaîtraient indéniablement.

«Idées reçues sur le bijou», sous la direction de Guillaume Glorieux, éditions Le Cavalier Bleu/L’École des arts joailliers, 276 p., 22 €.

Photographe Maona Micoud / réalisation Belén Casadevall sélection joaillerie France de Jerphanion assistants photo Benjamin Markowitzc et Louison Boucly assistante stylisme Emie Dieudegard / modèle Zelda Adams casting Maria Pablo Feliz / coiffure Sergio Villafane maquillage Kamila Vay / manucure Leila Rerbal