Derrière les tweets d’Elon Musk (1/2) : un relais décomplexé du discours pro-russe contre l'Ukraine
Le 2 octobre 2023, plus d’un an avant la réélection de Donald Trump, Elon Musk partage sur son réseau X un photomontage qui moque le président ukrainien Volodymyr Zelensky, en le représentant sous les traits d’un adolescent sur le point d’exploser de colère. “Quand ça fait cinq minutes que tu n’as pas demandé un milliard de dollars d’aide”, peut-on lire sur le “meme”, une photo détournée à des fins satiriques par des internautes. La caricature cherche à dénigrer les demandes ukrainiennes d’assistance financière auprès des États-Unis pour la guerre en Ukraine, jugée incessantes et dispendieuses par Elon Musk.

Le “meme” n’est pas anodin. Selon l’émission Complément d’Enquête, de la chaîne de télévision France 2, le montage a été produit par la Social Design Agency (SDA), une agence de communication russe qui organise pour le compte de l’État russe des campagnes d’influence, de désinformation et de déstabilisation. Si rien n’indique qu’Elon Musk ait agi pour le compte de la SDA, le milliardaire a cependant considérablement amplifié la viralité de la caricature créée par l’agence, vue plus de 95 millions de fois sur son compte X.
Pour mener notre enquête, réalisée dans le cadre de l’Association des Médias Francophones Publics avec la RTBF et France info, nous avons analysé plus de 15 000 posts de Musk sur X, publiés entre le 4 novembre et le 4 avril.
Pour analyser ces 15 000 publications, notre rédaction a conçu un programme informatique basé sur l’intelligence artificielle de ChatGPT (voir encadré en fin d’article). Cet outil nous a permis d’identifier les centaines de messages qui forment le discours anti-ukrainien d’Elon Musk. L’ensemble des données extraites a ensuite été vérifié et analysé manuellement. Une telle analyse permet de quantifier exactement l’intensité de son activisme anti-ukraine et d’identifier précisément les communautés avec lesquelles il interagit.
Durant la période analysée, Elon Musk a ainsi publié près de 373 posts en rapport avec la guerre en Ukraine et la Russie, un total qui comprend ses publications originales, ses citations, ses retweets et ses réponses à d’autres internautes. Nous avons fait appel à notre programme par IA pour trier ces posts en trois catégories : “hostile à l’Ukraine”, “neutre” ou “favorable à l’Ukraine”. Les résultats obtenus ont ensuite été vérifiés manuellement. Il s’avère que l’écrasante majorité des tweets de Musk, 342 posts, affiche un positionnement pro-russe ou hostile à l’Ukraine, 22 posts sont neutres, et seulement 9 sont favorables à l'Ukraine.
Un activisme (pro-Kremlin) corrélé au calendrier de la Maison Blanche
Les publications d’Elon Musk sur le conflit en Ukraine apparaissent en partie corrélées au calendrier de la Maison Blanche.
Le 17 novembre 2024, Joe Biden, alors encore président des États-Unis, donne son feu vert à l’utilisation par l’Ukraine de missiles américains longue portée ATACMS. Une annonce qualifiée de “nouvelle étape dans l’escalade” par Mike Waltz, devenu depuis conseiller à la sécurité de Donald Trump. Dans la foulée, Vladimir Poutine menace d’employer l’arme nucléaire en cas d’utilisation de ces missiles par l’Ukraine.
De son côté, Elon Musk réagit le 19 novembre (archive) en approuvant sur X les réactions des personnalités politiques américaines critiquant la livraison des missiles. Notamment celles du sénateur républicain de l’Ohio Bernie Moreno qui affirme que Joe Biden a “dramatiquement escaladé la guerre” et de Donald Trump Junior qui déclare que “le peuple veut la paix et pas une guerre sans fin”. Autour du 17 novembre, le milliardaire publie 27 posts soutenant la Russie ou critiquant l’Ukraine.

Autre exemple : le 28 février 2025, le président ukrainien rencontre Donald Trump et JD Vance, le vice-président américain, qui lui reprochent, notamment, son supposé manque de gratitude vis-à-vis de l’aide américaine fournie à l’Ukraine, dans une séquence extrêmement tendue à la Maison Blanche.
Cette fois, Elon Musk réagit à 138 reprises, en relayant notamment les supposés ratés de Volodymyr Zelensky au cours de cette visite mouvementée.
Il réagit ainsi aux critiques sur la tenue “négligée” (archive) de Volodymyr Zelensky, l’accusation de Donald Trump (archive) contre le chef d’État de “jouer avec la Troisième Guerre mondiale”, les reproches de manque de respect de JD Vance et l’appel à la démission du président Zelensky formulé par le sénateur républicain Lindsay Graham (archive), à la suite de la rencontre. Les 22 posts qu’Elon Musk publie sur ce sujet rien que le 28 février cumulent alors plus de 489 millions de vues.

Le président Zelensky est particulièrement ciblé par le milliardaire. ”Elon Musk reprend [à son compte] le récit de Poutine contre le président ukrainien”, décrypte Jérôme Viala-Gaudefroy, docteur en civilisation américaine, spécialiste des États-Unis, auteur de "Les mots de Trump" (Dalloz). “[Pour Musk], Zelensky est un dictateur, plus que Poutine lui-même, notamment parce que l’État ukrainien n’a pas organisé d’élections [depuis le début du conflit ukrainien], ce qui est totalement légal en temps de guerre, mais il utilise cela pour le critiquer.”

Des positions liées à des enjeux de politique intérieure
Le discours anti-ukrainien d’Elon Musk semble aussi lié à des enjeux de politique intérieure américains, notamment depuis sa nomination à la tête du Département de l’efficacité gouvernementale (DOGE), chargé de réduire les dépenses publiques (bien qu’il ait annoncé, le 22 avril, diminuer le temps qu’il allait y consacrer).
L’Ukraine est ainsi dans son viseur dans le cadre d’une critique plus globale de l’Agence des États-Unis pour le développement international (Usaid) (archive), alors que Kiev était le premier pays bénéficiaire de l’assistance américaine, avant le démantèlement express de l’agence, orchestré notamment par Elon Musk.
Sur l’Usaid, Elon Musk se fait parfois le relais de la désinformation russe. Le 23 février 2025, il déclare trouver “intéressante” une intox publiée par des réseaux russes proches du Kremlin qui prétendait que l’acteur américain Sean Penn aurait reçu la somme de 5 millions de dollars (environ 4,38 millions d’euros ) de la part de l’Usaid, pour une visite auprès de Volodymyr Zelensky.
D’autres tweets du milliardaire sont également dirigés contre des personnalités affichant des positions pro-ukrainiennes, notamment dans l'opposition, comme le sénateur démocrate Mark Kelly (archive) qu’Elon Musk qualifie de “traître” le 18 mars 2025, quand celui-ci se prononce pour un soutien américain à Kiev lors d’une visite en Ukraine.
Des interactions sur l’Ukraine avec des comptes liés à l’extrême droite américaine
Notre enquête permet d’établir qu’Elon Musk publie relativement peu de tweets originaux sur X. Sur les 373 posts qu’il a produit sur le conflit ukrainien, 366 sont des réponses, des citations ou des retweets d’autres internautes. Ce mode d’expression reflète la manière dont le milliardaire utilise la plateforme. “Elon Musk communique avec une communauté qui le soutient et lui procure des retours positifs”, estime Jessica Yarin Robinson, chercheuse à l'université d'Oslo dans le domaine des médias digitaux. “Il fait maintenant partie d’une communauté en ligne d’extrême droite populiste, qui existait sur Twitter bien avant qu’il rachète le réseau : ils étaient présents depuis de nombreuses années, mais ont vraiment pris de l’ampleur en 2016, lors de l’élection de Trump”, poursuit Jessica Yarin Robinson.
En analysant les interactions du milliardaire, c’est-à-dire les retweets, citations et réponses, notre analyse montre ainsi que, sur le sujet de l’Ukraine, Elon Musk interagit principalement avec des internautes affiliés à l’alt-right, l’extrême droite américaine.

Le patron de X échange ainsi régulièrement avec la communauté des influenceurs ou des médias dits “alternatifs” de l’ultra droite, comme Mike Benz, un youtubeur conspirationniste, ancien membre de l’administration Trump épinglé pour des vidéos antisémites, ou encore le compte DefiyantlyFree, très actif sur les thématiques de l’immigration ou contre les droits LGBT.
Elon Musk relaie également les propos d’entrepreneurs et de propriétaires de start-up devenus des porte-voix des idées libertariennes ou de l’alt-right. Il échange par exemple avec David O. Sack, un PDG sud-africain qui fait partie de la “Paypal mafia”, un réseau d’anciennes figures de la société Paypal dont fait partie Elon Musk. Le PDG a rejoint en décembre l'administration Trump pour travailler sur les questions de l’intelligence artificielle et des crypto-monnaies.
Enfin, Elon Musk est en relation avec des personnalités réputées proches de la Russie, telles que Mario Nawfal, un influenceur australo-libanais connu pour avoir interviewé Alexandre Loukachenko, président biélorusse et proche allié de Vladimir Poutine, ou encore Ian Miles Cheong, un influenceur malaisien, ancien contributeur de Russia Today, la média d’État russe.
“Elon Musk ne soutient pas explicitement les comptes [directement pilotés] par le Kremlin”, précise cependant Jessica Yarin Robinson. “Il met en avant des comptes qui font partie de la communauté de droite en ligne pro-Russie et anti-Otan, mais ne relaie pas nécessairement les comptes des porte-parole de la Russie. Son soutien est indirect en retweetant des comptes qui sont très critiques à l’égard du soutien à l’Ukraine.”
Un soutien croissant à la Russie
Dans certaines publications, Elon Musk affiche un soutien explicite à la Russie et à sa vision de la guerre. Le 17 février 2025, le patron de X déclare par exemple : “Voici à quoi ressemble un “leadership compétent”, en se référant au ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, pendant les pourparlers sur la guerre en Ukraine en Arabie saoudite.

Elon Musk n’a pourtant pas toujours tenu un discours aussi anti-ukrainien. Au début du conflit, en mars 2022, le patron de X encourageait même l’Ukraine à “tenir bon” face à l’invasion russe (archive).
Comment expliquer cette évolution ? “Elon Musk est en contact avec Poutine, depuis plusieurs années. Il affiche avec lui une proximité idéologique au nom de son idéologie ‘anti-woke’ et d’une vision masculiniste du monde”, estime Jérôme Viala-Gaudefroy. “Zelensky représente pour lui l’Occident ancien. Il voit la guerre en Ukraine comme un conflit entre la vieille Europe et une vision du monde beaucoup plus nationaliste et anti-démocratique [auquel il adhère].”
Par ailleurs, Elon Musk semble s’être radicalisé face à Kiev au fil de son rapprochement avec l’extrême droite américaine et Donald Trump. “Elon Musk est en grande partie aligné sur le narratif du Kremlin, d'autant plus que Trump l'est aussi, [ce qui démontre] une convergence et des points communs”, estime Jérôme Viala-Gaudefroy.
Un soutien minimal à l’Ukraine, dicté par les intérêts de Starlink
Les rares occasions où Elon Musk a exprimé, à reculons, un soutien à l’Ukraine sur X, l’ont été pour défendre les intérêts financiers de sa société Starlink, qui fournit un réseau de communication par satellite aux forces armées ukrainiennes.
Le 9 mars 2025, le ministre polonais de la Défense, Radosław Sikorski, (archive), qui révèle que la Pologne finance à hauteur de 50 millions de dollars (environ 44 millions d’euros) le service Starlink en Ukraine, s'inquiète d'une possible coupure du service par Elon Musk. Le ministre évoque alors la possibilité de rechercher d'autres fournisseurs. Elon Musk injurie d’abord le politicien polonais en le traitant de “petit homme”. Mais il affirme dans un second temps (archive) que, quel que soit son désaccord avec la politique ukrainienne, “Starlink n'éteindra jamais ses terminaux”.
Un mois plus tard, à l’occasion de la livraison de 5 000 terminaux en Ukraine (archive) financés par Varsovie, Elon Musk se montre beaucoup plus conciliant : “J’espère qu’ils seront utiles et que la paix sera bientôt rétablie. Je vous remercie, Krzysztof Gawkowski [le ministre polonais des Affaires numériques ], ainsi que la Pologne”, déclare le milliardaire, visiblement soucieux de se rabibocher avec ses clients.
Pour étudier le discours d'Elon Musk sur X, les rédactions des Observateurs de France 24 et de la RTBF ont analysé et catégorisé plus de 15 000 posts publiés ou relayés par son compte (@elonmusk) sur la plateforme entre le 4 novembre 2024 et le 4 avril 2025.
Afin de catégoriser l'ensemble de ces posts, nous avons utilisé une méthode mise en place par des chercheurs en sciences cognitives de l'École Normale supérieure (voir l'article de recherche ici), qui permet d'annoter du texte à partir du modèle de langage ChatGPT. En faisant une demande de catégorisation pour chaque post via l'API de ChatGPT, (c’est-à-dire l’interface de programmation qui permet d’appeler et de soumettre du contenu à l’IA) cette méthode nous a permis d'extraire toutes les publications hostiles à l'Ukraine ou favorables à la Russie publiées ou relayées par Elon Musk, ainsi que tous ses posts critiques envers l'Europe et de soutien à l'extrême droite européenne. Une analyse humaine manuelle post par post a permis de confirmer les résultats obtenus.
Notre étude s'est appuyée à la fois sur les publications d'Elon Musk, les posts qu'il a directement relayés (par exemple par des retweets ou des quote tweets), ainsi que sur les retranscriptions des vidéos qu'il a partagées et relayées.
Notre méthodologie complète est à retrouver ici.
Cet article a été réalisé en collaboration avec Ambroise Carton et Johanna Bouquet (RTBF), Antoine Deiana (France Info).
Lisez la suite de notre enquête :
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