D’un côté, le Français qui a fétichisé le soulier avec une semelle rouge et fait de sa maison fondée au début des années 1990, une des rares entreprises indépendantes du monde du luxe. De l’autre, un gamin d’Hollywood, fils des acteurs Will Smith et de l’actrice Jada Pinkett Smith, culte chez les jeunes générations pour son rôle dans Karaté Kid en 2010, qui s’est illustré dans la musique et par son look personnel original... Aujourd’hui, ils annoncent leur collaboration, non pas autour d’une capsule vouée à disparaître, mais sur le long terme. Puisque Christian Louboutin vient de recruter Jaden Smith à la direction de la création homme.
Une décision stratégique - le soulier homme représente 1/4 du chiffre d’affaires de l’entreprise - qui montre une fois encore la liberté d’esprit du chausseur, qui a vu dans le Californien de 27 ans, un talent, une liberté et une ouverture sur le monde qui lui a rappelé ses jeunes années. Les deux hommes sont déjà à l’œuvre, le jeune Smith dévoilera ses premières créations en janvier prochain. Rencontre avec Christian Louboutin.
Passer la publicitéLE FIGARO- Pour commencer, racontez-nous l’histoire de vos créations masculines qui ont elles aussi une histoire pas banale.
Christian LOUBOUTIN - Ma toute première chaussure pour homme, je l’ai faite pour moi-même à l’occasion d’une soirée. C’était un soulier hérissé de clous que j’ai appelé Rollerboy en clin d’œil à un film qui m’avait terrorisé. Je l’ai donc porté à la fête et tellement de gens me l’ont demandé que j’ai fini par la produire en 2008. Au même moment, Mika, le chanteur, que je ne connaissais pas, m’a contacté et demandé que je lui crée des souliers pour la tournée de son 2e album. Nous avons eu une longue conversation au téléphone, je lui ai demandé pourquoi demander ça, à moi qui dessine des chaussures pour femmes. Il m’a répondu: «Ce n’est pas difficile, j’ai trois sœurs et je ne sais pas ce que tu fais, mais elles ne sont jamais aussi joyeuses que lorsqu’elles portent des Louboutin. Moi je suis un homme de scène, j’ai besoin de ressentir la même chose, d’être porté par ce que je porte, par une énergie, une confiance. Je veux éprouver exactement le même sentiment qu’elles.» Pour moi qui pensais que l’approche du soulier masculin était forcément classique, ce qu’il m’a dit a été libérateur. J’ai aimé cette idée de scène, qui m’a débloqué, délivré de tout a priori.
C’était la première fois que vous dessiniez pour un homme. En quoi était-ce différent?
Je ne me suis pas posé de question, je me suis simplement figuré les besoins d’une pop star sur scène. J’ai fait des modèles qui flashent en imaginant certains numéros, des souliers très « tailleur » pour un éventuel costume, d’autres pour aller avec un short ou s’il voulait sauter en l’air. Si bien que j’ai dessiné une collection complète: des mocassins, des sneakers, des bottes, des boots... Lui en a choisi deux-trois qu’il a beaucoup aimés et moi... j’ai produit les autres! Au même moment, juste en face de ma boutique historique de la rue Jean-Jacques Rousseau, un restaurant chinois fermait. J’en ai fait le magasin de la ligne homme. Nous n’avons pas spécialement communiqué sur cette nouvelle activité, mais les gens sont tout de suite venus à cette adresse et c’était parti. Ce qui était différent, concernait plutôt la production, il a fallu nous structurer car les usines de souliers masculins ne sont pas les mêmes en Italie.
N’y a-t-il jamais eu de réticence de la part des hommes de porter cette légendaire semelle rouge si associée à la féminité?
Passer la publicitéNon, et c’est même le contraire. Nos clients ont aimé les modèles et étaient doublement contents de faire plaisir à leurs femmes qui aiment la marque! Et ils apprécient aussi ce truc de la semelle. Régulièrement, je croise des clients qui me reconnaissent et me montrent leur semelle rouge comme un clin d’œil.
Pourquoi, au bout de quinze ans, confier cette part importante de la création à Jaden Smith?
Parce que je suis sur tous les fronts, que nous sommes indépendants, que je dessine tous les modèles et que j’ai de moins en moins de temps pour aller dans les usines, ce qui est pourtant essentiel. D’ailleurs pour optimiser mon planning, j’ai fait construire un appartement au-dessus de l’usine des souliers femme, sur le toit plat, à Parabiago, près de Milan. Les souliers masculins ont un potentiel que je n’ai pas le temps d’exploiter, il me fallait quelqu’un qui s’y consacre pleinement.
Comment avez-vous rencontré Jaden?
La première fois, c’était en Californie, lors d’une fête, il est venu se présenter à moi très gentiment, très poliment - il connaissait mes chaussures par sa mère et son père depuis qu’il est tout petit. Il portait un short oversize, une veste courte sans doute de femme, des bijoux et des sortes de boots. Il m’a fait une forte impression par son allure, sa présence et une humilité sincère. J’ai commencé à suivre le personnage sur Instagram. Je savais qu’il était musicien, mais j’ai découvert son intérêt pour la photographie, la mode. Il pose un regard généreux sur les gens, sur sa communauté de peintres et de musiciens, mais aussi sur la nature. II n’est pas dans le délire du selfie toute la journée. Il est toutefois de sa génération, avec ce côté activiste, et assez angoissée par les questions d’écologie. Il est notamment végan.
Passer la publicitéCe qui ne lui pose pas de problème pour créer des chaussures en cuir?
Ce n’est pas une personnalité fermée, obtuse, il veut comprendre, connaître, apprendre. Il a conscience que la plupart des alternatives au cuir sont loin d’être vertueuses pour la nature. Il a des convictions et il veut faire progresser les choses, moi aussi. Je suis convaincu par sa créativité mais je suis aussi ravi d’avoir à mes côtés une voix intelligente d’une génération différente. Je vois en lui une même façon de penser le monde que moi. Jaden pose beaucoup de questions, il est super attentif, il est très enthousiaste, il est curieux des gens et des objets. Et dans ce monde très clivé, il n’est pas comme tous ces gens disant «it’s my way or no way» («c’est ma façon ou rien»), il sait qu’à une question, il peut y avoir plusieurs réponses possibles.
Aujourd’hui, il manque à Jaden de la technique mais il commence à l’apprendre, il s’est déjà déplacé plusieurs fois dans les usines. Mais ce qui ne s’apprend pas, c’est l’enthousiasme et le goût et la passion. Et tout ça, il l’a.
Christian Louboutin
Qu’est-ce qui vous a convaincu de lui confier les souliers masculins?
J’avais donc décidé de faire venir quelqu’un qui soit dédié à cette activité. Un matin, je nageais - c’est un moment important pour moi, presque méditatif où je laisse flotter librement beaucoup d’idée - et je me suis dit: «What about Jaden ?» («et pourquoi pas Jaden?»). J’y ai pensé 24 heures et j’en ai parlé à mon associé. Je lui ai dit, « voilà, il y a quelqu’un pour l’homme, ça risque de ne rien te dire, mais je pense qu’il peut être formidable.» Il a déjà eu plusieurs expériences, d’abord avec sa propre marque de vêtements MSFTSrep (pour Misfits Republic) et une précédente collaboration avec New Balance. Et je trouve très intéressant son rapport aux différentes communautés, par les réseaux sociaux évidemment, il est proche de plein de communautés de gens, des communautés de musique, de sports. Et son approche de la mode passe par ces gens. Quand il partage des images, ce ne sont pas des photos de vintage, mais des choses qui l’inspirent comme un paysage qui lui fait penser à une planche de surf, et finalement à un soulier pas pour surfer, mais qui a les codes de cet art de vivre. Aujourd’hui, il lui manque de la technique mais il commence à l’apprendre, il s’est déjà déplacé plusieurs fois dans les usines. Mais ce qui ne s’apprend pas, c’est l’enthousiasme et le goût et la passion. et tout ça, il l’a.