Turquie : Erdogan "cherche à délégitimer et à déconstruire" le principal parti d’opposition

Recep Tayyip Erdogan maintient la pression sur le premier parti d’opposition turc, le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate). Mardi 1er juillet, le jour même d’un rassemblement organisé à Istanbul pour le 100e jour de prison du maire Ekrem Imamoglu, figure et candidat du parti pour la présidentielle de 2028, plus de 120 membres de la municipalité d'Izmir, bastion du CHP dans l'ouest du pays, ont été arrêtés. 

Ce nouveau coup de filet lancé tôt le matin ressemble point par point à l’opération menée, en mars, contre la mairie d'Istanbul d’Ekrem Imamoglu, selon Murat Bakan, vice-président du CHP.

"L'ancien maire Tunç Soyer, de hauts fonctionnaires de l'époque et notre président provincial, Senol Aslanoglu, ont été arrêtés aux premières lueurs du jour. Nous sommes confrontés à un processus similaire à celui d'Istanbul", a-t-il dénoncé sur les réseaux sociaux.

"Diviser en interne le CHP"

Pour Samim Akgönül, directeur du département d’Études turques de l’Université de Strasbourg, le CHP "est la cible principale d’un pouvoir qui cherche à délégitimer et à déconstruire une opposition acceptable et plausible qui pourrait donner l'espoir d’une alternance à Recep Tayyip Erdogan et son AKP".

"Ce plan passe par une campagne de presse à charge, orchestrée par des médias sous contrôle, mais aussi par des tentatives visant à diviser en interne le CHP entre partisans de la direction actuelle et ceux de l’ancienne administration dirigée à l’époque par Kemal Kilicdaroglu, écarté après sa défaite à la présidentielle de 2023, poursuit-il. Cela passe aussi par la délégitimation, à travers des affaires judiciaires et des tracasseries administratives des figures emblématiques du CHP qui gèrent des grandes villes, comme ce fût le cas à Istanbul et aujourd’hui à Izmir".

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La veille de ce dernier coup de filet, le CHP a vu l'audience sur une possible annulation de son congrès reportée au 8 septembre prochain. Le principal parti d'opposition turc fait l’objet de deux procès, un au civil et l'autre au pénal, sur "la nullité" de son congrès pour des accusations de fraude électorale.

Selon les enquêteurs, certains délégués auraient été incités à voter en échange de contreparties, ce que le CHP dément. Plusieurs figures du parti sont visées, dont Ekrem Imamoglu, actuellement emprisonné et menacé d’une peine de prison ainsi que d’une inéligibilité.

Si la nullité était prononcée, celle-ci pourrait remettre en cause l’élection, en novembre 2023, de son actuel leader, Özgür Özel qui a conduit sa formation à la victoire lors des municipales de mars 2024, avec 37,8 % des suffrages, et réussi à mobiliser contre l’arrestation d’Ekrem Imamoglu, avec des manifestations d’ampleur inédite en mars dernier. 

"Le pouvoir, à travers un appareil judiciaire aux ordres, a ouvert un procès pour invalider le congrès extraordinaire du CHP pour vice de forme et, s’il y parvient, il nommera un administrateur à sa tête, décrypte Samim Akgönül. Ce qui ouvrirait en effet la voie à l’ancien président du parti, Kemal Kilicdaroglu, qui, non sans provoquer de vives tensions internes, s’est dit prêt à reprendre les rênes du CHP et continuer en quelque sorte sa présidence, plutôt que de laisser un administrateur être nommé à sa tête". 

Imamoglu, "la figure qui pouvait fédérer"

Depuis sa cellule, Ekrem Imamoglu a dénoncé les ambitions de Kemal Kilicdaroglu comme une "trahison", d’autant plus que l’ancien candidat à la présidentielle a sembler faire un pas vers le pouvoir en désapprouvant les manifestations organisées par le CHP… pour protester contre l'arrestation du maire d'Istanbul.

Un risque d’affaiblissement et de scission du CHP qui ferait les affaires du pouvoir, alors que Recep Tayyip Erdogan cherche à faire adopter une réforme constitutionnelle lui permettant de briguer un troisième mandat. Sauf que le président reste en deçà du seuil des 400 députés requis pour initier seul cette réforme, et aurait besoin d’une opposition plus coopérative pour atteindre son but.

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"La division n'est plus un risque, c'est de l'actualité, tranche Samim Akgönül. Il est évident que le CHP va sortir affaibli de cet épisode et c'est sur cela que compte le pouvoir actuel, car qui dit scission dit éparpillement des forces, alors que pour la première fois le CHP était arrivé devant l’AKP lors des dernières élections"

Et de conclure : "C’est là qu’on revient sur la figure d’Ekrem Imamoglu, toujours aussi populaire et qui est davantage une menace pour Erdogan depuis sa cellule, que quand il était libre, parce qu’il a justement incarné la possibilité de rallier l’ensemble des courants internes du CHP, la figure qui pouvait fédérer".