RECIT FRANCEINFO. "Tu ne vois pas que Poutine ne s’arrêtera pas à la Crimée ?" : il y a dix ans, le visionnaire opposant russe Boris Nemtsov était assassiné

C'est un drame qui a fait basculer le sort de la Russie. Et, peut-être, celui de l'Ukraine. Ce 27 février 2015, Ilia Iachine se trouve dans un café moscovite, pas très loin de la place Pouchkine, quand il reçoit un appel. "On a tiré sur Boris, entend-il au bout du fil. Sur le pont Bolchoï Moskvoretsky !" Le jeune opposant politique prend aussitôt le volant et fonce vers l'ouvrage qui enjambe la Moskova, en contrebas du Kremlin. Pendant le trajet, il tente de se convaincre qu'il s'agit d'une agression ou d'une bagarre. Sur place, "il n'y avait pas encore de périmètre de sécurité, seulement une voiture de police. Je me suis approché tout près du corps de Nemtsov. Il était allongé sur le dos, les yeux ouverts et vitreux. C'est là que j'ai vraiment réalisé que Boris était parti", raconte-t-il aujourd'hui à franceinfo.

Le cofondateur du parti Solidarnost et coprésident de la coalition Parnas, principal opposant à Vladimir Poutine en Russie, s'est effondré à deux pas du Kremlin, alors qu'il marchait avec Anna Douritskaïa, sa compagne ukrainienne. Boris Nemtsov avait compris, mieux que quiconque, l'engrenage qui conduira à l'invasion de l'Ukraine, sept ans plus tard. Le cœur de Moscou, à cette époque, bat déjà au rythme des nouvelles du Donbass, où les combats font des milliers de morts et déplacent des populations entières. Vladimir Poutine continue de nier la présence de troupes russes aux côtés des séparatistes, mais Boris Nemtsov, bien sûr, n'en croit pas un mot. Un mois jour pour jour avant sa mort, il réclame l'ouverture d'une enquête auprès du parquet général. Il souhaite savoir par quelle coïncidence des concitoyens armés ont pu mourir dans un pays voisin si l'armée russe n'est pas impliquée.

Surtout, l'opposant de 55 ans prépare un rapport consacré à l'annexion de la Crimée et à la guerre déclenchée en Ukraine en 2014. Il recueille depuis plusieurs semaines les témoignages de soldats contractuels, volontaires ou mercenaires... En somme, tous ces "petits hommes verts" déployés en Ukraine avec un uniforme neutre, à bord de véhicules anonymisés. Il collecte aussi les récits de mères de soldats tués au combat, qui bravent le risque de poursuites pénales en lui confiant leur douleur.

Un rapport sur l'implication du Kremlin, achevé par ses amis

Le plan est ébauché, mais le rapport est loin d'être terminé. "Je savais à quel point Boris souffrait de la guerre contre l'Ukraine. C'était une douleur profonde pour lui", résume aujourd'hui Ilia Iachine. Après l'assassinat, le jeune opposant reprend sans attendre les notes manuscrites laissées par son ami. Une petite équipe s'attelle à la tâche, avec notamment Olga Chorina, l'attachée presse de Boris Nemtsov, ou la journaliste Ekaterina Vinokourova, qui s'est rendue l'année précédente sur la ligne de front. Ils consacrent presque toutes leurs journées à rassembler des informations et à interroger ses sources. "Mener ce travail à son terme était une question d'honneur."

"J'ai été contacté par des parachutistes d'Ivanov, mais ils avaient peur de parler", mentionne cette note manuscrite laissée par Boris Nemtsov, présentée par Ilia Iachine le 6 mars 2015 à Moscou (Russie). (IVAN SEKRETAREV / SIPA / AP)

Le document final paraît au mois de mai. Le rapport prouve, une bonne fois pour toutes, l'implication directe de la Russie. Mais il souligne également le caractère planifié de ces opérations militaires, alors que "les méthodes habituelles utilisées pour gonfler la popularité du président ne lui permettaient plus, en 2013, de dépasser les 40-45% dans les sondages." A ce rythme, poursuivent les auteurs, la probabilité est grande que Vladimir Poutine soit "accusé officiellement de crimes de guerre et traîné devant la Cour pénale internationale". Huit ans plus tard, la CPI émettra un mandat à son encontre, pour "déportation illégale" d'enfants ukrainiens.

Alexis Prokopiev, président de l'association de défense des droits humains Russie-Libertés, participe à la traduction et à la diffusion en France de ce texte, qu'il juge aujourd'hui "visionnaire". Il accompagne Ilia Iachine lors de la présentation aux députés français, en 2015, de ce rapport, qui sera publié l'année suivante aux éditions Actes Sud. Boris Nemtsov et ses coauteurs ont "vu l'engrenage sans fin dans lequel était en train de se lancer le régime poutinien", souligne-t-il dix ans plus tard. Et que l'annexion de la Crimée et les attaques dans le Donbass "étaient la préparation de quelque chose de plus grand."

"Boris Nemtsov avait déjà vu que la guerre était dans la nature même du régime de Poutine."

Alexis Prokopiev, président de l'association Russie-Libertés

à franceinfo

Le pouvoir russe d'alors était encore marqué par les manifestations qui avaient agité la capitale et plusieurs villes du pays en 2011 et 2012, dans le sillage de l'opposant populiste Alexeï Navalny et de Boris Nemtsov, son pendant libéral.

Après l'annexion de la Crimée, ce dernier a une nouvelle fois défilé à Moscou, derrière une banderole aux couleurs de l'Ukraine. Mais cet événement a "totalement bouleversé le climat politique en Russie", explique Mikhaïl Fishman, journaliste pour la chaîne Dojd, auteur d'un documentaire et d'un livre sur Boris Nemtsov. "En une ou deux semaines, la cote de popularité de Vladimir Poutine a grimpé en flèche. Ce moment était alors qualifié de 'consensus de Crimée' dans les cercles politiques. Les principales figures de l'opposition, progressivement, ont vu leur statut évoluer. De leaders politiques, ils sont devenus des dissidents."

La prise de la Crimée, point de bascule pour l'opposition

Le climat devient de plus en plus pesant. "La dernière fois que j'ai vu Nemtsov, c'était quelques semaines avant son assassinat", se remémore Boris Nadejdine, candidat empêché à la dernière présidentielle, qui fut son plus proche conseiller jusqu'en 2003. Leurs routes politiques se sont alors séparées, mais les deux hommes sont restés amis et se croisent à l'occasion, parfois par hasard, comme ce soir-là à Moscou. "J'ai demandé à Boris s'il n'avait pas peur de se promener sans garde du corps, car je savais déjà qu'il avait reçu des menaces, il m'en avait parlé. A cela, Boris m'a répondu : 'Je n'ai peur de rien. Une diseuse de bonne aventure m'a dit que je vivrai très longtemps'."

Boris Nemtsov lors d'une manifestation à Moscou pour dénoncer l'annexion de la Crimée, le 15 mars 2014. (ALEXANDER ZEMLIANICHENKO / AP / SIPA)

Leurs discussions sont parfois animées. "Un autre jour, je lui ai dit que les lois internationales avaient certes été violées, mais qu'il était évident que les habitants de Crimée voulaient être en Russie." La péninsule ne s'était-elle pas distinguée du reste de l'Ukraine en ne votant que de peu (56%) en faveur de l'indépendance lors du référendum de 1991 ? "Tu ne vois pas que Poutine ne s'arrêtera pas à la Crimée ? Il va continuer de prendre l'Ukraine morceau par morceau !", s'agace Boris Nemtsov. Son interlocuteur reste alors dubitatif : "Mais Boria, ce sera quand même une tout autre histoire à Kherson ou à Zaporijjia !"

"Boris Nemtsov avait bien mieux compris que les autres, moi inclus, jusqu’où pouvait aller le régime de Poutine."

Boris Nadjedine, ancien conseiller de Boris Nemtsov et candidat empêché à la présidentielle russe de 2024

à franceinfo

Peu avant d'être assassiné, Boris Nemtsov parachevait l'organisation d'une nouvelle marche de contestation, prévue le 1er mars à Moscou, pour dénoncer la corruption et la guerre en Ukraine. Par la force des choses, celle-ci se transforme en cérémonie d'adieu. Des milliers de personnes se rendent sur les lieux du crime, bravant le dispositif policier. Parmi eux, Oleksiy Goncharenko, un jeune Ukrainien venu spécialement d'Odessa. Vêtu d'un tee-shirt floqué du visage de l'opposant, il est arrêté et "frappé à plusieurs reprises" par des policiers, bien qu'il soit membre de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, et doit quitter la Russie en vitesse, le lendemain.

Oleksiy Goncharenko en marge de la marche du 1er mars 2015 à Moscou, peu avant d'être arrêté. "Les héros ne meurent jamais", est-il écrit sur son t-shirt. (ALEXEY KRAVTSOV / AFP)

En Ukraine, personne ne s'y trompe : avec l'assassinat de Boris Nemtsov, c'est un frère qui a été fauché. "Beaucoup de soi-disant libéraux russes n'aiment pas Poutine, mais c'est tout, résume Oleksiy Goncharenko. Ils se comportent en réalité comme des impérialistes avec l'Ukraine, la Biélorussie ou la Moldavie. Boris, lui, éprouvait beaucoup de respect pour l'Ukraine, c'était un politicien de style européen". La Première ministre, Ioulia Tymochenko, dépose une rose lors d'une cérémonie organisée à Kiev. L'opposant russe sera honoré, à titre posthume, de l'ordre de la Liberté, en récompense ses efforts, depuis plus de dix ans, pour "la souveraineté et l'indépendance" du pays.

Un ami de l'Ukraine honoré à Kiev

Boris Nemtsov avait déjà été décoré en Ukraine après des prises de parole remarquées lors du mouvement de Maïdan en 2004, la Révolution orange emmenée par le pro-européen Viktor Iouchtchenko. Dans le contexte post-soviétique d'alors, "cet événement l'avait beaucoup ému et touché, résume Mikhaïl Fischman. Il estimait que les Russes et les Ukrainiens étaient proches, mais pas au sens d'une nation commune comme l'affirme Vladimir Poutine. Il a toujours dit que la liberté de la Russie dépendait de l'Ukraine et que l'Ukraine pouvait lui montrer la voie", en devenant une démocratie indépendante et tournée vers l'Ouest.

Boris Nemtsov chuchote à l'oreille du leader de l'opposition ukrainienne Viktor Iouchtchenko lors d'un rassemblement à Kiev, le 22 novembre 2004. (EFREM LUKATSKY / AP / SIPA)

En Russie, Boris Nemtsov était présent depuis longtemps sur la scène politique. Pendant un temps, à la fin des années 1990, Boris Eltsine l'avait même considéré comme son futur successeur au Kremlin. Il occupait le poste de gouverneur de la région de Nijni Novgorod quand l'Ukraine est devenue souveraine, en 1991, et lors de la signature trois ans plus tard du mémorandum de Budapest, qui garantissait son intégrité territoriale. Le parjure du Kremlin lui était donc "insupportable", résume Mikhaïl Fishman.

Viktor Ianoukovitch, le leader prorusse arrivé en tête du premier tour de la présidentielle ukrainienne en 2004, "était à ses yeux une préfiguration de Vladimir Poutine, tandis que Viktor Iouchtchenko incarnait une version de lui-même", analyse Boris Nadejdine. Quand Iouchtechenko finit par l'emporter, il prend volontiers conseil auprès de Boris Nemtsov : "A la demande des dirigeants ukrainiens, ce dernier avait proposé à plusieurs experts russes, dont moi, de travailler à la rédaction d'une loi ukrainienne anticorruption".

Boris Nemtsov (à gauche) et Boris Nadejdine dans un avion après une visite officielle en Amérique latine, en 1997. (BORIS NADEJDINE)

Comme tant d'autres politiciens, "Boris Nemtsov aurait facilement pu trouver une place dans le système poutinien, résume Ilia Iachine. Mais il avait un esprit libre. Il est devenu un leader charismatique et un opiniâtre opposant", poursuit son ancien compagnon de route. Il se souvient encore des mots prononcés par Boris Nemtsov, lors d'une discussion privée avec Hillary Clinton en 2010 : "Vladimir Poutine interprétera toute concession ou compromis comme une faiblesse, et on ne peut négocier avec lui qu'en position de force". Un message qui prend aujourd'hui tout son sens, alors que l'administration Trump a lancé des discussions bilatérales avec Moscou sans même avoir fixé de ligne claire sur les termes d'un futur accord.

"Les slogans de 2015 restent encore pertinents"

Ilia Iachine estime que les dirigeants occidentaux "ont commis l'erreur", après l'annexion de la Crimée en 2014 – et malgré les alertes lancées notamment par Boris Nemtsov – de "considérer Vladimir Poutine comme un leader légitime sur la scène mondiale. C'est précisément ce qui a entraîné l'escalade et la guerre en 2022." Ilia Iachine a lui-même repris le flambeau du leader d'antan, et a passé deux ans et demi en prison pour avoir dénoncé l'invasion de l'Ukraine. Mais il aura eu la chance, toutefois, d'être libéré en 2024, à la faveur d'un échange de détenus.

Dix ans après le drame, les réels commanditaires de l'assassinat de Boris Nemtsov n'ont jamais été identifiés. En 2017, cinq personnes originaires de Tchétchénie et d'Ingouchie, dont le tireur, ont été condamnées à des peines allant de 11 à 20 ans de prison. Mais le motif politique a été rapidement écarté, durant une enquête jugée bâclée par la Cour européenne des droits de l'homme. En mars 2024, l'un des coauteurs, qui avait supervisé l'assassinat, Temirlan Eskerkhanov, a signé un contrat avec l'armée russe lui permettant d'être gracié et libéré pour aller combattre en Ukraine.

En résumé, conclut Ilia Iachine, "la politique en Russie n'a pas changé et les slogans de 2015 restent encore pertinents". Une grande marche est prévue le 1er mars à Moscou, dix ans après le rassemblement avorté qui s'était transformé en commémoration de l'assassinat. L'ancien compagnon de Boris Nemtsov, lui, défilera cette fois en exil, à Berlin. Il se souviendra encore de cette froide journée d'hiver teintée de sang, et répétera ces quelques mots, comme la promesse d'un printemps : "Les héros ne meurent jamais".