David Engels : « Avec Trump et Musk, l’Occident entame sans doute sa mutation impériale »
Esquisser l’avenir en connaissant le passé : l’utilité principale de la science historique semble aussi évidente au béotien qu’elle est devenue étrangère aux clercs. Nombre d’entre eux voudraient cantonner la discipline à la poussière des archives, interdire toute lecture des récurrences, toute tentative de mise en garde. David Engels s’y refuse. Spécialiste de l’Antiquité romaine et penseur du déclin des civilisations, l’historien belge traque les échos d’hier à demain, avec la précision d’un sismographe. Professeur à l’Institut Zachodni de Poznań, ancien titulaire de la chaire d’histoire romaine à l’Université libre de Bruxelles, il a également dirigé la prestigieuse revue d’études latines Latomus. À travers ses ouvrages, dont Le Déclin. La crise de l’Union européenne et la chute de la République romaine, et Oswald Spengler, introduction au Déclin de l’Occident*, il prolonge et modernise la pensée d’un prophète sulfureux du XXe siècle, sur ce qui reste d’avenir à notre civilisation. Mais Engels ne se contente pas de parallèles érudits : c’est le diagnostic historique dans tous les domaines qui permet de tirer des leçons politiques pour aujourd’hui. Son regard sur l’actualité, empreint d’une étrange « mélancolie civilisationnelle », mais aussi d’une âpre lucidité, bouscule. Et sa pensée nous confronte à une question redoutable : sommes-nous les spectateurs d’une fin annoncée, ou les acteurs d’un sursaut possible ?
*récemment édité en français aux éditions de La Nouvelle Librairie.
Le Figaro.- Vous consacrez une part importante de vos recherches à Oswald Spengler. Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à cet auteur, et qu’est-ce qui, selon vous, rend son œuvre toujours pertinente aujourd’hui pour comprendre l’évolution de l’Occident ?
David Engels.- Spengler m’a fasciné dès que je l’ai lu pour la première fois, probablement à l’âge de 17 ans ; une période de la vie où l’on est facilement influencé par de grandes idées ou des auteurs marquants, dont certains vous accompagnent pour le reste de votre vie. Je baignais alors dans une atmosphère légèrement « fin de siècle », avec des lectures comme Thomas Mann ou les grands auteurs décadents français, tels que Villiers de L’Isle-Adam. Ce « climat » m’a sans doute amené à particulièrement apprécier l’idée centrale de Spengler : celle du « déclin » de l’Occident - non pas un déclin spectaculaire ou cataclysmique, mais un déclin progressif ; une sorte d’épuisement civilisationnel. Ce qui m’a également fasciné, c’était la capacité de Spengler à s’ouvrir aux autres grandes civilisations à travers une vision systématique et comparatiste. Il m’a aidé à faire un peu d’ordre dans cette foule d’informations qui peuvent parfois submerger un jeune historien, et il m’a montré que, bien que chaque civilisation soit unique et relativement imperméable aux autres, toutes passent par des phases similaires, permettant ainsi d’utiliser les connaissances de notre propre histoire pour comprendre l’évolution analogique d’autres sociétés traversant également des étapes comme une théocratie initiale, un féodalisme, une phase d’absolutisme et de rationalisme, un engouement positiviste pour le progrès technologique, une crise identitaire tardive et un État-civilisation final. Cependant, je ne me suis jamais vu comme un spenglérien « orthodoxe ». Je vois son œuvre comme un point de départ précieux pour réfléchir à notre avenir et pour développer ma propre approche de l’histoire.
Spengler étudie ce qui affirme une culture naissante, notamment son imperméabilité essentielle aux autres cultures. Elle s’enrichit et s’affine elle-même, et l’idée de dialogue lui est tout à fait inconnue. Comment l’Occident en déclin en est-il venu à la croyance tout à fait inverse, de l’enrichissement par l’ouverture ?
Cette étanchéité s’érode à mesure qu’une civilisation vieillit. Spengler observe que les civilisations vieillissantes glissent vers l’universalisme et développent toutes une fascination pour l’exotisme, l’altérité ou l’humanisme, au point de nier leur propre singularité tout en la globalisant inconsciemment - une dynamique que l’on retrouve dans de nombreuses cultures au crépuscule de leur parcours, depuis l’Égypte sous la 18e dynastie par la période des Royaumes Combattants en Chine jusqu’à l’époque hellénistique.
L’Occident a poussé cette dynamique à son paroxysme, car il est marqué par ce que Spengler a appelé son désir « faustien », donc un besoin constant de dépassement et d’expansion ; une tendance largement absente en Chine, qui vise plutôt l’harmonie de « tout ce qui est en dessous du ciel », ou dans l’Antiquité avec son obsession sur la corporalité et la beauté physique. L’occident, en revanche, est caractérisé par une certaine tendance vers l’abstraction, la force, la démesure, le dépassement des limites, de découverte de ce qui est « derrière l’horizon » : le « Plus Ultra » des Habsbourg. Ce besoin constitue non seulement la grandeur universelle de notre civilisation, mais est aussi à la racine de sa déconstruction mondialiste volontaire.
Il s’agirait donc un point d’« orgueil » classique d’une civilisation en déclin?
Oui, mais Spengler était un peu ambigu sur cette notion de déclin. Le succès de son livre Le Déclin de l’Occident tient beaucoup à ce titre percutant, surtout dans le contexte de l’après-Première Guerre mondiale où il résonnait profondément avec l’expérience traumatisante de boucherie industrielle vécue en Allemagne et ailleurs en Europe. Mais Spengler lui-même s’est montré assez critique vis-à-vis de ce succès et disait explicitement qu’il aurait pu intituler son œuvre aussi « L’Accomplissement de l’Occident » pour traduire l’idée d’une complétion plutôt que d’un simple effondrement de notre civilisation. Spengler y voit d’ailleurs en effet un phénomène double : d’un côté, une expansion matérielle vers l’extérieur, d’un autre côté un appauvrissement intérieur. Le « Déclin de l’Occident » n’est donc pas d’un accident de parcours, mais un processus inévitable dans une civilisation tardive qui achève et épuise ses dernières possibilités et potentialités.
L’enjeu de votre travail, vous ne le cachez pas, est aussi de vérifier la pertinence actuelle et la dimension prophétique du livre de Spengler.
En effet, et ce avec toute la critique nécessaire. Ainsi, Spengler n’a pas vu venir certaines évolutions ou s’est trompé, mais c’était aussi lié au contexte scientifique de son époque. Par exemple, les civilisations mésoaméricaine, andéenne, indienne (Harappa) ou indochinoise (Khmer) étaient à peu près inconnues à son époque. De plus, Spengler n’a pas anticipé le rôle central qu’allait jouer la Chine dans le monde contemporain, car pour lui, c’était plutôt le Japon qui incarnait la puissance montante en Orient, notamment grâce à son adoption rapide de la technologie occidentale. De même, il n’a pas pu imaginer toute l’ampleur des révolutions technologiques et surtout digitales qui allaient si profondément transformer nos sociétés. Enfin, il a sous-estimé la capacité de haine de nous-mêmes que développe aujourd’hui l’Occident : certes, il avait pressenti une certaine dilution identitaire et morale, mais pas au point où nous en sommes. Cependant, il est frappant de voir à quel point il reste prophétique sur d’autres points précis. Par exemple, dans L’Homme et la Technique, il évoque « la fuite des chefs-nés » de leur mission : les élites, dégoûtées par la modernité et la machine, se désengageraient de leurs responsabilités pour chercher l’épanouissement personnel dans l’ésotérisme, la nature, le pacifisme ou l’exotisme. Au final, en dépit de certaines nuances, l’évolution actuelle de l’Occident est encore plus extrême et « spenglérienne » que Spengler lui-même l’avait prévu…
La phase technologique prise par l’Occident, particulièrement depuis le surgissement du monde numérique, fragilise les sociétés mais renferme une puissance potentielle considérable. À l’exception de l’IA, la maîtrise du numérique est en revanche partagée par d’autres cultures, dont la Chine. Est-ce un sursis pour l’Occident ? Un ferment de son déclin ? Ou peut-elle être une nouvelle bulle créatrice ?
C’est assurément le deuxième point, car je ne crois pas en un renouveau de l’Occident par la science. Nous n’échapperons pas au déclin, et je ne vois pas comment la technologie moderne pourrait être autre chose qu’un ferment de cette tendance, car comme vous le dites, elle peut être reprise par d’autres civilisations et utilisée contre nous. Spengler l’a d’ailleurs très bien montré dans L’Homme et la Technique, où il prédit déjà que d’autres civilisations (essentiellement les Japonais et les Musulmans) adopteront notre technologie pour nous vaincre, mais qu’ensuite, ils s’en désintéresseront, car elle ne fait pas partie de leur identité culturelle profonde. Pour lui, la technologie moderne appartient intrinsèquement à notre civilisation « faustienne » et périra avec elle. Certes, on ne désapprendra pas la roue, et l’écriture ne va pas disparaître du jour au lendemain, mais la conquête de l’espace par des machines extrêmement sophistiquées, l’utilisation de la « force » invisible de l’électricité, la destruction créatrice de l’indivisible par l’énergie nucléaire, tout cela est profondément faustien. Les autres civilisations pourront l’adapter et l’imiter, mais ne sauront pas la développer indépendamment, une fois l’Occident disparu. Dans une image assez crue, il compare nos technologies dans les mains d’autres civilisations à un bâton ramassé par quelqu’un dans la nature pour l’aider dans un combat… et rejeté une fois la tâche accomplie...
Peut-on oublier des savoirs, des connaissances d’une telle ampleur ?
Tout à fait. Ainsi, un certain sommet de progrès technologique avait déjà été atteint sous l’hellénisme, même si ces connaissances n’allaient jamais avoir un impact sur la société antique, « apollinienne », dans son ensemble, avec l’invention notamment de la machine à vapeur (pour l’ouverture automatique des portes de certains temples), du magnétisme (pour faire flotter dans l’air des images de culte), ou de mécanismes astronomiques extrêmement précis (comme celui d’Anticythère). À partir du principat augustéen, toutes ces connaissances technologiques commencent à stagner, puis à décroître, jusqu’à ce que les migrations leur donnent le coup de grâce.
La technologie qui se développera ensuite en Occident depuis les Carolingiens sera basée sur une toute nouvelle approche civilisationnelle : l’esprit faustien, fasciné par l’invisible et le dépassement de soi. Alors que, dans une première phase, cette approche sera essentiellement intériorisante (pensons ici à la technologie utilisée par les monastères), le 16e siècle marque le tournant des sciences vers l’extérieur et l’expansion, avec un sommet aux 19e et 20e siècles. Actuellement, nous constatons les premiers symptômes de la déconstruction technologique. Nous fermons les centrales nucléaires, nous délaissons les avions supersoniques, nous abandonnons le rail magnétique, nous nous défaisons des voitures à combustion pour favoriser le vélo, nous avons cessé de comprendre comment notre propre technologie fonctionnait, notamment dans le domaine de la programmation de nos ordinateurs, etc. Les seuls domaines dans lesquels nous continuons à progresser un peu, outre l’application généralisée de technologies finalement pas si originales comme l’IA, sont ce que j’appelle les « paradis artificiels » avec leur escapisme et les technologies de surveillance de masse. La colonisation de l’espace me semble relever du fantasme : notre civilisation est désormais trop épuisée pour se lancer dans un tel projet.
Quelle est votre lecture de l’actualité américaine, et du changement majeur que les événements semblent amorcer ?
La situation aux États-Unis ressemble clairement à la fin de la République romaine. Lors de sa première présidence, Trump était un Catilina, lors du second, par l’alliance avec Elon Musk, il a inauguré un genre de « Premier Triumvirat » (ou plutôt Duumvirat) à l’américaine, un partenariat entre l’homme le plus riche et l’homme le plus puissant de l’époque. Ainsi, les derniers mois ont vu très clairement la transition entre ce que j’appellerais le socialisme des milliardaires et le césarisme. D’abord, une oligarchie de plus en plus restreinte exproprie de fait la classe moyenne en cachant ses objectifs derrière une rhétorique pseudo-socialiste ; puis commence la lutte entre ces oligarques pour le pouvoir total, lutte exemplifiée par la sortie de Musk de l’anonymat et de la discrétion habituelle de ces milieux pour s’aligner sur Trump. Ainsi, la victoire des « conservateurs » américains est à prendre avec un grain de sel, car le pouvoir politique se rend désormais solidaire avec une gigantesque entreprise privée ultra-progressiste qui contrôle non seulement le réseau social le plus important du monde, mais aussi un système de satellites espions hors pair, l’électromobilité globale ou la technologie d’implants transhumanistes…
C’est tout de même la reprise de Twitter par Elon Musk qui a permis à ce réseau d’accueillir à nouveau des conservateurs. Et on a tout de même l’impression d’une certaine solitude de Trump parmi les milliardaires et les grands groupes américains, qui ont soutenu la candidature Harris en nombre.
Beaucoup d’entre eux ont en réalité déjà bougé, comme BlackRock qui a récemment laissé tomber l’écologisme, ou Zuckerberg et Gates qui ont déclaré leur soumission (provisoire) au nouvel ordre. Ces milieux ont compris il y a déjà plusieurs mois que le wokisme ne serait pas nécessairement le pari gagnant à l’avenir, et ainsi, l’idéologie disparaîtra de plus en plus au profit du combat brut pour le pouvoir en tant que tel. Certes, Musk a désormais une longueur d’avance sur ces compétiteurs, mais comme à Rome, le « Duumvirat » américain ne durera sans doute pas une éternité, et nous verrons encore bien d’autres Césars avant l’avènement d’un vrai Auguste. Pour la petite histoire, pour Oswald Spengler, la première figure véritablement césarienne moderne était d’ailleurs Cecil Rhodes : bâtisseur d’empire, capitaliste richissime, politicien hors pair, maître en propagande… et en plus lié à l’Afrique du Sud, comme Elon Musk.
« La question principale est désormais de savoir qui va régner durablement sur l’occident. Cette question ne sera pas résolue paisiblement »Comment situer ce tournant dans l’histoire plus générale de notre civilisation?
L’évolution des derniers siècles semble suivre un parallèle assez fort avec l’évolution antique. Alexandre le Grand peut être comparé à Napoléon, le XIXe siècle avec la société hellénistique des IIIe et IIe siècles av. J.C., les guerres puniques aux guerres mondiales. Le socialisme et le communisme suivent l’héritage des Gracques et de Marius ; les fascismes correspondraient ensuite aux expériences politiques de Sylla, ce qui nous amène, nous, nécessairement à la fin de la République romaine. La question principale est désormais de savoir qui va régner durablement sur l’occident. Cette question ne sera pas résolue paisiblement : on échappera peut-être à de véritables guerres civiles, mais une période prolongée d’émeutes, d’instabilité politique et de déclin économique me semble inévitable, surtout en Europe, et je crois que nous n’en sommes qu’au début. D’ailleurs, Spengler ne voyait en Mussolini qu’un personnage précésarien, annonçant plutôt que représentant les transformations politiques du futur, fixant la mutation « impériale » de l’occident vers les années 2000 à 2050.
L’occident a donc un avenir, sous la forme d’un nouveau projet politique ? N’est-il pas menacé dans son existence par sa très rapide décroissance démographique ?
Déjà Polybe déplorait au IIe siècle av. J.C. le déclin démographique du monde gréco-romain, soulignant que les foyers n’avaient plus qu’un ou deux enfants parce que les adultes leur préfèrent leur propre réalisation. Dès la fin de la République, il devient difficile de recruter les légions, d’autant plus que les classes moyennes déclinent de manière notable. L’une des premières mesures d’Auguste, par les « Ieges Iuliae », est d’inciter les citoyens et surtout les membres de l’élite de fonder des familles et d’avoir plusieurs enfants, notamment pour pouvoir monter en politique – mesures qui échoueront d’ailleurs largement. Ce déclin est donc compensé par l’importation d’immigrés du Levant ou du Nord ; à la fois par l’affranchissement d’esclaves et par l’immigration volontaire. Rome cesse d’être une ville majoritairement romaine très tôt, dès le 1er siècle. Les parallèles avec l’Occident moderne sautent aux yeux – tout comme les raisons de l’échec des politiques natalistes d’un Viktor Orbán.
Ces prédictions semblent extrêmement précises chronologiquement, comme si les civilisations connaissaient globalement des phases d’une durée toujours similaire. Mais le temps ne s’écoule plus à la même vitesse : lorsqu’on va en Asie en quelques heures, au lieu de plusieurs semaines ou mois comme cela a longtemps été le cas, ou lorsqu’un Africain peut venir en quelques jours en Europe, cela ne change-t-il pas le cours des événements, et des évolutions ?
Je ne crois pas : lorsqu’on regarde la classification des civilisations selon Spengler, on s’aperçoit que le niveau technologique change finalement peu de choses, parce que les changements de mentalité sont plus importants que les bouleversements scientifiques. De ce point de vue, l’histoire d’une civilisation a toujours besoin d’un temps déterminé plutôt par les interactions générationnelles que les progrès scientifiques pour déployer toutes ses potentialités, et il n’y a que très rarement des raccourcis. D’ailleurs, je ne crois nullement que c’est la technologie qui influence les esprits : je crois plutôt que c’est le changement de mentalité qui rend possible les (r)évolutions technologiques.
La vraie mesure du temps serait donc la vie des générations successives de l’humanité ?
J’ai tendance à le penser. Et c’est pour cela que le parallèle qui s’impose avec notre époque n’est pas celui de la fin de l’empire romain mais celle de la république. Ce qui nous attend, ce n’est pas encore l’écroulement de notre civilisation, mais plutôt un genre de principat conservateur comme celui d’Auguste, une constitution, certes, autoritaire, mais qui reste en quelque sorte un compromis entre le pouvoir des élites et celui du peuple. Auguste tire les leçons de l’échec de César à imposer une monarchie ; en Chine, même séquence avec Qin Shi Huan et Han Gaozu, ou en Égypte, avec Akhénaton et Séthos. Chaque fois, après l’échec des tentatives de pouvoir personnel « césariste », le dernier prétendant du « Game of thrones » restitue prétendument les institutions ancestrales, restaure la moralité traditionnelle et se présente comme un princeps inter pares, insistant explicitement sur la légalité et l’assentiment général, tout en basant le nouveau régime, de fait autoritaire, sur le pouvoir des armes et l’épuisement des populations qui préfèrent le nouvel ordre à la disruption qu’ils viennent de traverser...
Vous décrivez l’Union Européenne ! Est-ce la fin de nos démocraties ?
En tout cas, l’UE représente déjà un premier pas vers la démocratie « dirigée », mais comme disait Kissinger, « il lui manque un numéro de téléphone » principal, et idéologiquement, on est toujours dans une attitude de rejet, non pas d’acceptation de la tradition. Quant à la démocratie authentique, définie d’un point de vue grec, précisons que l’occident moderne ne l’a jamais vraiment connue. Les assemblées quasi-hebdomadaires où vote l’ensemble des citoyens, les magistratures tirées au sort, l’ostracisme de quiconque deviendrait trop influent : quel contraste avec la démocratie parlementaire moderne qui correspond nettement plus à ce que l’on a désigné comme « constitution mixte » (contenant aussi des éléments oligarchiques et monarchiques). Ceci dit, bien que nos démocraties n’aient que peu de rapport avec celles de l’Antiquité, le mythe selon lequel il aurait fallu attendre la Révolution avant de voir en Europe des structures politiques participatives est également faux : pensons à l’élection de l’empereur du Saint-Empire, du roi de Pologne-Lithuanie, du pape ou des abbés, et n’oublions pas les structures électives existant au sein de la représentation des trois états…
« A partir du moment où des individus [...] comme Elon Musk apparaîtront aussi en Europe [...], le charisme [...] l’emportera sur le légalisme bureaucratique »Les organisations politiques électives ont un corollaire, qui tend à se développer plus ou moins rapidement : la bureaucratie. Elle est une caractéristique majeure de l’Union Européenne, des États Européens, du gouvernement des États-Unis, mais aussi de la Russie communiste. Est-ce, pour nous, une phase transitoire, ou est-ce un fondement du déclin ?
C’est une bonne question. La croyance dans le bureaucratisme est un héritage des Lumières et culmine dans l’État prussien, idéalisé par Kant et Hegel ; les deux philosophes principaux de l’Union européenne. Mais après tout, ce n’est qu’une phase passagère : à partir du moment où des individus à la fois puissants et charismatiques comme Elon Musk apparaîtront aussi en Europe (et c’est déjà un peu le cas avec des personnages comme Viktor Orban ou, à l’époque, Silvio Berlusconi), le charisme, appuyé sur le contrôle des médias et l’indépendance financière, l’emportera sur le légalisme bureaucratique tout en mettant aux seconds rangs les structures politiques établies qui, comme jadis le sénat et les assemblées populaires, seront dégradées au rang d’organes d’acclamation. Déjà Spengler pressentait, qu’au 21 siècle, le pouvoir passerait de « l’argent » au « sang », c’est-à-dire de la domination purement économique et légaliste à la lutte césariste pour le pouvoir cru. C’est triste à dire, mais cette prévision me semble tout sauf improbable à l’horizon de notre époque actuelle…
L’autre caractéristique que vous observez, c’est le déclin cognitif des sociétés occidentales. Que voulez-vous dire par là, et comment ce phénomène s’articule-t-il avec le contexte technologique et culturel actuel ?
C’est un point crucial et assez révélateur de notre époque. Malgré nos avancées technologiques impressionnantes, nous assistons à un véritable déclin culturel. Le véritable sommet de notre accomplissement culturel se situait sans doute au XVIIᵉ siècle, dénommé non sans raison le « grand Siècle » à cause de la complexité et du raffinement extrêmes de sa civilisation. Les hommes et femmes de cette époque étaient à la fois cultivés, subtils et capables d’un degré de sophistication aujourd’hui impensable, sans pour autant être déconnectés de leurs pulsions humaines. En comparaison, notre époque paraît étonnamment primitive, et ce malgré notre accès à l’information, la technologie et à la richesse.
Certes, en termes quantitatifs, nous avons atteint un stade sans précédent, pouvant même détruire le monde en appuyant sur un simple bouton rouge. Mais sur le plan civilisationnel, à la fois individuel et collectif, nous avons largement dépassé notre apogée et sommes entrés dans une phase de régression étonnante. Un exemple : la musique moderne. Prenez une discothèque contemporaine : on y trouve, certes, des technologies extrêmement avancées (effets lumineux, hologrammes, sons complexes, drogues chimiques, alcool), mais qui, au fond, servent uniquement à recréer un rituel qui n’est qu’une version tardive de danses préhistoriques autour d’un feu : la technologie la plus sophistiquée mise au service de comportements profondément primitifs. Mettez en parallèle un menuet dansé à la cour de Louis XIV avec des moyens nettement plus « primitifs » : quel contraste, et quelle preuve que le « progrès » technologique est tout sauf le garant d’une véritable supériorité civilisationnelle. Et je ne parle même pas encore d’absurdités ahurissantes comme le fameux robot « BlessU-2 » qui remplace désormais le pasteur afin de bénir les fidèles dans certaines églises protestantes en Allemagne…
« C’est en vain que l’Occident se cherche une forme d’agonie digne de son passé » , écrivait Cioran. Ce déclin du courage et de la dignité dans l’Occident actuel, comment Spengler l’aurait-il interprété, et quelle réponse y apporte-t-il dans sa vision du destin des civilisations ?
Cette agonie est profondément liée à la perte de fierté culturelle et de solidarité avec notre propre histoire : notre passé devient trop lourd pour nos épaules ; nous pouvons, au mieux, le porter encore pendant quelques pas, mais non pas ajouter quelque chose de pertinent à son héritage. Il est très révélateur que même Spengler, avec tout son pessimisme, n’ait pas pu anticiper une telle trahison. Certes, il avait déjà prévu que l’Occident n’aurait pas d’avenir illimité et allait se diriger d’abord vers un genre de stabilisation finale « augustéenne » et impériale, puis vers une fossilisation inévitable, tout en distinguant deux réactions possibles. La première, c’est la lâcheté : se retirer, comme beaucoup de sénateurs romains, dans une forme d’indifférence, fuir les responsabilités et les réalités, se complaire dans un genre de mélange entre dégoût et sentiment de supériorité, comme on le trouve si bien chez Tacite. La seconde réponse, d’ailleurs celle que Spengler valorise, est bien différente : c’est embrasser notre destin non pas par résignation, mais par devoir et par héroïsme ; se battre pour maintenir notre civilisation aussi longtemps que possible, même en sachant que l’effort est voué à l’échec à long terme.
Sur ce point, je suis assez d’accord avec lui, mais pour des raisons différentes : protéger, partager et transmettre notre héritage européen est non seulement un devoir qui découle de la « volonté du pouvoir » nietzschéenne, mais aussi d’une vision morale du monde. Car pour moi, maintenir notre civilisation ne se résume pas à une simple question vitaliste de survie ou de pouvoir ; elle représente aussi notre seule chance de perpétuer notre approche de Dieu, du Bien, du Vrai, du Beau, une perspective de transcendance qui manque totalement chez Spengler. Pour moi, l’héritage européen est avant tout un héritage de transcendance qui nous relie à quelque chose de plus élevé, et même si nos capacités « d’innovation » à ce niveau sont épuisées et que, d’ailleurs, la plupart des Européens ne semblent plus avoir accès à la transcendance, le maintien, la défense et la transmission de notre approche spécifique de Dieu ne sont pas seulement des devoirs civilisationnels abstraits, mais une mission liée à notre humanité individuelle.
Spengler évoque, dans ses travaux, l’idée d’une « seconde religiosité » comme ultime phase de réaction à l’athéisme et au matérialisme qui se développent dans les civilisations tardives. Vous en parlez dans votre analyse, tout en soulignant une différence importante dans votre perspective, notamment sur la transcendance.
Spengler décrit, en effet, de manière très subtile l’évolution de la religiosité au cours des phases civilisationnelles. Pour lui, au début d’une civilisation, la religion joue un rôle primordial et canalise les grandes énergies créatrices de l’époque. Puis, au fil du temps, on assiste à un passage progressif vers l’humanisme, le matérialisme, l’athéisme et le nihilisme. Enfin, dans la phase tardive d’une civilisation, lorsque celle-ci s’épuise et que l’homme ressent à nouveau ce vide existentiel qu’il avait essayé de combler par le « règne de la quantité », on observe le retour vers une « seconde religiosité », qui, néanmoins, n’aurait plus la vitalité et la force créatrice de la religion originelle : c’est une religiosité déjà post-historique, déconnectée de sa grandeur initiale.
Notons au passage que Spengler fait cette observation avec la froideur analytique de l’athée qu’il est, se définissant essentiellement comme vitaliste inspiré de Goethe, de Schopenhauer et de Nietzsche. D’ailleurs, dans ses notes autobiographiques, il le dit très clairement : depuis son adolescence, il n’aurait plus jamais ressenti de questionnement religieux. Pour lui, la religion est donc essentiellement un phénomène esthétique et formel, un outil sociopolitique ou civilisationnel.
Voilà, comme je viens de le dire, plus haut, une grande différence entre sa pensée et la mienne : à mes yeux, la transcendance n’est pas une simple construction culturelle ; un genre d’illusion couvrant et sublimant la « peur » d’être face à un néant existentiel. Personnellement, je suis persuadé de l’existence d’un principe divin, transcendant, absolu, qui imprègne le tout sans se confondre avec lui et qui se reflète dans notre véritable essence immortelle. Les grandes religions, à travers leurs limites culturelles et historiques, tentent de capter cette vérité et de la traduire dans des systèmes spirituels accessibles à leurs époques. Mais pour moi, cette transcendance est une, voire « la » seule réalité absolue, au-delà des contingences civilisationnelles. C’est pourquoi le combat pour l’héritage de la civilisation européenne dépasse des considérations purement esthétiques ou vitalistes. Spengler, dans sa vision des choses, réduit ce combat à la volonté de puissance, une sorte d’amor fati nietzschéen. Pour moi, il s’agit d’un devoir plus profond : celui de préserver notre civilisation comme étant le cadre principal qui nous permet de trouver Dieu, de comprendre le Bien et de contempler le Beau : sans ces repères collectifs, nous serions rejetés « dans la nature » pour le meilleur et le pire de ce que cela signifie. La civilisation européenne, notamment dans sa tradition chrétienne, a créé un cadre unique et richissime pour orienter notre quête spirituelle individuelle. La maintenir et la transmettre n’est pas seulement un devoir politique ou historique : c’est une mission essentielle inscrite dans notre existence même. Et ce devoir n’est pas conditionné par le succès. Même si toute civilisation, à l’image de l’homme, est destinée à se fossiliser et à mourir, son essence spirituelle, sa manière unique de se tourner vers Dieu, reste valide. Elle est notre seule chance de comprendre ce qui nous dépasse et de préparer, dès cette vie, l’existence qui suit.