« Tous les pâturages sont devenus des zones militaires » : comment un mur financé par l’Union européenne détruit des villages kurdes en Turquie

Turgali (Turquie), correspondances particulières.

Au milieu des vastes plaines désertiques d’Anatolie orientale brûlées par le soleil, Serdar Argül, secondé par son fidèle Kangal, contemple son troupeau. Il y a trois mois, le berger kurde de 18 ans a été chassé de ses terres par l’armée turque. « Depuis la construction du mur, tous les pâturages sont devenus des zones militaires. Les éleveurs qui faisaient paître leurs bêtes près de la frontière ont été repoussés plus bas dans la vallée », déplore le jeune homme. À quelques kilomètres de là, les montagnes frontalières se dévoilent progressivement.

L’infranchissable rempart, haut de trois mètres et surmonté de miradors et de barbelés, serpente à perte de vue en suivant la ligne de crête. Sous couvert de lutter contre l’immigration en provenance d’Iran et d’Afghanistan, les autorités turques, épaulées par l’UE, ont commencé la construction de cette forteresse en 2017.

Une nouvelle route a vu le jour pour permettre l’acheminement des matériaux nécessaires à son édification, rasant de nombreux terrains appartenant autrefois aux bergers. Des tranchées ont été creusées et des postes de police sont sortis de terre par dizaines, donnant désormais aux villages des airs de bases militaires.

« Une guerre psychologique »

« La surveillance militaire est constante. Des véhicules blindés stationnent devant nos maisons et nous contrôlent quotidiennement. Si on prend le risque de circuler sans autorisation, on est arrêté », s’alarme Etimes, habitante de Turgali, dernier hameau encore peuplé au pied de la frontière. Un arsenal technologique colossal a été déployé pour surveiller cet épais bloc de béton et les quelques âmes encore présentes.

Des drones dotés de dispositifs de reconnaissance faciale survolent la zone régulièrement, et l’installation de caméras thermiques force les familles à recouvrir les fenêtres de plaques de fer. La connexion Internet est fréquemment interrompue et les coupe-signaux brouillent les GPS. « C’est une guerre psychologique que nous mène l’État, la présence des caméras suffit à nous terroriser et nous empêche de sortir librement », murmure la mère de famille.

Les mains tremblantes d’Hülya et de sa mère s’activent pour rassembler leurs dernières affaires. Déjà 150 familles (sur 300) ont fui Turgali, et les deux femmes prennent à leur tour le chemin de l’exil, espérant trouver du travail ailleurs. Engin Kolcuer a quitté son village en 2022 pour rejoindre Bodrum, sur la côte ouest du pays.

L’ancien fermier a décroché un contrat dans le secteur du bâtiment : « Après des mois d’errance, j’ai fini par trouver un travail, ma femme et ma fille ont pu me retrouver. » Triste sort réservé aux Kurdes vivant à moins de 30 km de la frontière que le gouvernement tente de contrôler. « Les Kurdes résistent mais bientôt les villages seront définitivement vidés », accuse Cüzeyri Özkaplan, retraité de Sirimli, bourgade frontalière.

Il s’agit d’une région poreuse favorable au commerce transfrontalier, où la circulation de denrées alimentaires garantissait à chaque foyer un niveau de vie confortable, sans avoir à dépendre des grandes villes voisines. La construction du mur a mis un terme à ce commerce : « Le prix du paquet de farine est deux fois plus élevé, on ne peut plus se permettre d’en acheter trop souvent », rapporte timidement Berfin, dorénavant confronté à l’insécurité alimentaire.

« Rompre définitivement les liens entre les différentes parties du Kurdistan »

Le pays d’Erdogan a l’obligation de s’aligner aux normes européennes en matière de surveillance des frontières. L’UE et la Turquie convergent toutes deux vers un intérêt commun : tenir les réfugiés à distance des frontières.

Les sommes versées par Bruxelles servent ainsi à l’édification du mur et à la militarisation de la zone. Cela représente des milliers de kilomètres carrés qu’il a fallu préalablement déminer, projet mis en œuvre par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). L’UE incite la Turquie à augmenter sa capacité de surveillance des frontières à l’est, et livre des véhicules dotés d’équipements modernes (vision nocturne avec imagerie thermique) permettant d’assurer un contrôle constant.

Le maire de Saray est catégorique : « Le mur n’a pas été bâti dans le but de freiner l’immigration. » D’après l’élu du DEM (anciennement HDP, Parti démocratique des peuples), les soldats turcs continueraient de faire passer illégalement les réfugiés. La volonté sous-jacente du gouvernement serait de « rompre définitivement les liens entre les différentes parties du Kurdistan ».

Marquée par des années de conflit politique, la zone frontalière où les forces du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) sont très actives a toujours été sous contrôle turc. Mehmet Salih Coşkun, avocat spécialiste des questions migratoires de Van, confirme : « Tout le monde ici sait que la construction du mur s’inscrit dans la lutte que mène la Turquie contre les Kurdes. En vidant entièrement la zone et en les forçant à migrer vers les grandes métropoles du pays, leur identité, leur histoire et leur culture seront perdues. »

Cette évolution est aussi liée aux campagnes militaires menées par la Turquie en Syrie, notamment aux récentes attaques contre les zones contrôlées par les Kurdes après la chute de Bachar Al Assad. Les efforts du président Erdogan pour réprimer l’autonomie kurde en Syrie se reflètent à l’est par cette barrière de béton.

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