« La Grande Librairie vagabonde » : quand Augustin Trapenard part à la rencontre d’auteurs qui écrivent le monde rural
Pourquoi ce besoin de partir en goguette et de promener « la Grande Librairie » ?
Pour moi, tout est lié à la littérature. J’ai grandi dans un monde avec des livres partout. Mon père n’avait que des bandes dessinées et des livres de littérature paysanne, de George Sand aux « Vies minuscules » de Pierre Michon, en passant par « le Cheval d’orgueil » de Pierre-Jakez Hélias et « la Vie d’un simple » d’Émile Guillaumin. J’ai conscience que nous sommes face à une scission, entre une littérature parisienne, germanopratine, et une littérature qui renvoie à l’identité française. Je pense qu’on a tendance à oublier que la France est un pays de campagne, un pays rural. C’est très important pour moi de célébrer la richesse et la mémoire de nos mondes ruraux par le prisme de la littérature ; et de rencontrer celles et ceux qui écrivent sur la ruralité. Que ce soit Jean-Marc Rochette, l’auteur du « Transperceneige », qui n’a pas quitté ses montagnes de la vallée du Vénéon, ou Sandrine Collette, qui y est revenu en s’installant dans le Morvan.
Et d’autres auteurs, comme Marie-Hélène Lafon et Pierre Bergounioux, qui ont retrouvé la ruralité par le prisme de la littérature. Il était aussi important d’avoir des littératures rurales dans cette émission, d’où la présence d’une écrivaine publique et d’un conteur. Pierre Bergounioux dit magnifiquement à la fin que les campagnes ne sont pas du tout privées de littérature. Bien au contraire, elles s’en nourrissent depuis toujours, avec des histoires orales ou écrites. Je voulais enfin aborder la beauté de la France, et cette problématique, beaucoup récupérée par la droite extrêmement conservatrice. Or, pour moi, il y a une mémoire militante dans ces campagnes. Il faut se souvenir d’où elles viennent, d’où nous venons. Le Bourbonnais était une terre communiste, au départ. Et elle est devenue tout l’inverse. Par le prisme de la littérature on retrouve le sens de cet engagement-là. Donc une idée de la France.
Vous avez sillonné cinq régions et filmé la grandeur de la nature. Est-ce une façon de relayer la problématique de l’écologie ?
Ces paysages qui changent, Marie-Hélène Lafon nous les montrent dans le Cantal. Ou Christian Signol, qui n’a jamais quitté son Quercy natal et qui a écrit la ruralité et l’écologie très tôt. Il est très ami avec Pierre Bergounioux, depuis l’école. J’avais envie de faire coexister ces deux littératures complètement différentes, qui s’adressent à des publics distincts.
L’émission n’aurait pas pu traiter cette thématique de la ruralité en plateau ?
Ma réflexion initiale était de montrer que la littérature ne se passe pas dans le studio de France Télévisions ou dans le 6e arrondissement de Paris. Je voulais parler de la frontière symbolique que représente l’objet livre : un livre, ça peut faire peur, ça peut exclure. Je travaille beaucoup sur ces enjeux avec Bibliothèques sans frontières.
Certains régimes ont brûlé les livres, d’autres aujourd’hui tentent de les faire disparaître…
Les livres sont dangereux pour le pouvoir parce qu’ils sont des outils de propagande. J’aspire à ce que le plus grand nombre puisse accéder à tous les genres littéraires possibles. Certains se plaignent du trop grand nombre de parutions. Mais imaginez une rentrée littéraire avec seulement dix livres : dans quel type de pays vivrions-nous ? Avec quel type de gouvernement ? Cette superproduction montre à la fois notre intérêt pour l’objet livre, pour la littérature, en même temps que la richesse et l’éclectisme des pensées qui traversent la littérature aujourd’hui en France.
Le Centre national du livre vient d’annoncer dans son rapport bisannuel que les Français lisent moins. Cela vous inquiète-t-il ?
Il ne faut pas s’alarmer tout de suite. Tout le monde s’accorde à dire que lire, c’est bien et important. Ce sont des alertes, des moments où il faut absolument se battre pour continuer à défendre cette idée. J’ai une foi profonde dans le fait que la littérature nous élève, nous offre des codes, nous propose de vivre d’autres vies que la nôtre, nous sauve, nous réconcilie avec le monde et parfois nous console. Elle nous offre des clés pour pouvoir avancer socialement, c’est très important. Vous aurez beau dire, quelqu’un qui fait des fautes d’orthographe, quand il envoie un CV ou une lettre, il n’est pas regardé de la même façon. Et pour faire moins de fautes d’orthographe, il faut lire. Quand le président Macron élève la lecture en cause nationale, ce n’est pas pour rien : la France est le pays d’Europe occidentale où le taux d’illettrisme est le plus élevé. Il y a une politique à établir, de l’éducation nationale au ministère de la Culture, avec tous nos médias. Pour « la Grande Librairie », c’est aussi une mission importante.
Tout le monde ne peut pas, comme vous, lire quatre à cinq heures par jour…
C’est un luxe, je le sais bien. Ma chance, c’est de venir d’un monde où la notion de service public compte énormément. Ma mère est enseignante, ma grand-mère bibliothécaire. Cette idée de transmettre est une passion. À partir du moment où l’on transmet, où l’on partage, on rend aussi quelque chose. Et c’est très important pour moi. Depuis le début de ma carrière, j’ai toujours travaillé dans un service public : j’ai été enseignant, puis j’ai travaillé dans des chaînes privées, mais en parallèle j’étais à France Culture, France Inter ou France Télévisions.
Quel est le danger de la réforme des médias publics souhaitée par la ministre de la Culture ?
Ce qui m’inquiète beaucoup avec cette réforme, c’est la disparition des métiers. Quand j’étais à France Inter, j’ai toujours refusé d’être filmé par ce que j’appelle des caméras de surveillance. Je ne tenais pas à mettre en péril les métiers de chef opérateur et d’autres métiers d’images. À Canal Plus, au moment du Covid, des postes de réalisateurs ont été supprimés, remplacés par des caméras automatisées.
Des métiers disparaissent sous nos yeux. J’ai connu, à mes débuts, maquilleurs et coiffeurs, cela peut paraître complètement anodin, mais ce sont deux métiers distincts. Aujourd’hui, nous avons un seul poste pour un ou une maquilleur-coiffeur. Les économies sont réalisées partout et elles touchent en priorité les métiers les plus précaires de la télévision. La mutualisation peut entraîner la disparition de certains programmes, en menaçant des métiers et la vie de certaines personnes. C’est ce qui me fait peur, dans la fusion.
Comme dans « la Grande Librairie », « l’Humanité magazine » vous offre une carte blanche pour cette fin d’entretien…
Pendant des années j’ai dit à tort et à travers que la culture changeait le monde. J’en avais l’intuition, j’essayais de m’en convaincre, avec cette parole performative. Si je le disais, alors ça allait exister. Du jour où j’ai rencontré Patrick Weil et Jérémy Lachal, de Bibliothèques sans frontières, cela a changé ma vie. Ils m’ont amené en Sicile dans un centre d’accueil pour réfugiés, et je me suis rendu compte que des vies sont transformées par ces bibliothèques. À travers tous les voyages que j’ai pu réaliser à leurs côtés, en tant que témoin qui publicise leur travail, j’ai la preuve que la culture et la littérature peuvent changer des vies.
Comme celles de ces gamins déscolarisés, à Baltimore aux États-Unis, et qui, grâce au programme Wash and Learn, qui installe des bibliothèques dans les lavomatiques, retrouvent le chemin de l’école : leur présence en classe a augmenté de 44 %. Au Burundi, une bibliothèque implantée dans la banlieue de Bujumbura a permis à des enfants des rues de rester scolarisés. Ou encore le travail de réconciliation entre les populations locales et les anciens des Farc en Colombie, dans des endroits complètement paumés où la bibliothèque est devenue un lieu de paix. Au point qu’on les appelle aujourd’hui « bibliothèques de la paix », c’est extraordinaire. Ma carte blanche, elle irait donc à Bibliothèques sans frontières, parce qu’elle donne du sens à ma vie et à mon métier.
La Grande Librairie vagabonde France 5 / Mercredi 30 avril / 21 h 5.
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